L’homme qui marche

Publié le 1 Février 2022

L’homme qui marche

C’est ainsi. Je marche sur une route, depuis longtemps sans doute. Depuis qu’elle m’a quitté. Peut-être qu’il fait beau. Oui, c’est l’été. Il s’encadrait, à plein dans la porte, le dos un peu voûté, les mains en avant. Pourquoi es-tu revenu ? Il me voulait du mal. Tu sais, la vieille est morte, il dit. Tu peux pleurer ! Je marche. L’air sentait la marée et, venue de plus loin, une odeur de sardine pourrie, à quoi je reconnaissais Lorient. Elle était morte. Et moi ? Je n’aime pas entrer dans la maison des morts. D’ailleurs il me barre le chemin, maussade. Je suis trop lâche pour lutter. Et puis… Tu n’aurais pas dû revenir. Ou bien c’est une automobile. Je ne l’entends qu’à la dernière minute, avec ses roues qui crochent dans la poussière. Ce serait ainsi, si je vivais vraiment encore. Je tiendrais le milieu de la route, et le conducteur crierait avant de freiner. Il y aurait ce long sifflement suraigu du caoutchouc brûlé qui s’écrase sur le gravier retenu par le goudron. Et le sang. Elle s’était coupée. Tu crois, une histoire ! Elle suçait la gouttelette apparue au bout de son doigt, grimaçant pour que je la plaigne. Elle avait déjà oublié son mal. L’allée mène à ce labyrinthe de feuillage où le promeneur disparaît entièrement. Je la suivais : c’était un jeu. Je marche, oui, depuis longtemps. La route sinue, à peine assez large pour que deux voitures puissent se croiser. Si encore ils réparaient les rues, dit-il… D’autres fois, le vent. Il fait froid, mais on est en août.

  Il y avait aussi cette vieille femme qui me regardait. Mais elle est morte, je ne sais plus quand ni ce que ses mains usées tenaient entre le jour et moi quand elle parlait, à la fenêtre donnant sur la rue, séparée de la chaussée même par un étroit trottoir où l’on pouvait à peine se tenir en équilibre. Qui me regardait pendant qu’assise, trois ou quatre autres vieilles, dans la prairie en lisière du bois… Elle écarte, brutale, une scène où j’allais me complaire. Toujours tu as rêvé comme on vit. Pourquoi ? Toujours au-delà des choses… Il faudrait écouter ces vieilles qui attendent, propres, blanchies, avec des yeux sans profondeur, des oreilles diaphanes dans le soleil. Attendent-elles vraiment ? Trop de distance entre nous. Et voici qu’elles s’éloignent, toujours assises grotesques, comme emportées par un rail mystérieux.

  Elle est morte et je n’ai pas de peine, mais il m’arrive d’avaler ma salive plusieurs fois quand je pense à elle ; et si je m’éveille cette nuit, ce sera haletant, comme si l’air se refusait à mes poumons. Je ne serai pas fier, alors. Ah non, dit-il, on ne rencontre pas deux fois sa mort. C’était la photographie jaunie d’une petite fille qu’elle montrait, devenue transparente, dressée ainsi entre le soleil et moi, mais surtout parce qu’elle était morte et que je le savais. Les vieux doigts derrière l’épais papier prenaient des contours vagues, comme s’ils n’avaient pas été de chair. Je naviguais dans des eaux lointaines et douces, dont je devais me méfier. Et cette vieille qui me regardait, qui m’offrait des framboises dans un compotier de verre coloré. Je la suivais dans la cuisine obscure, éclairée seulement par une porte vitrée. Mais il n’est qu’un gamin qu’une vieille tremble de voir partir et qui partira pourtant, léger, le ventre à peine alourdi de framboises sucrées. J’ai eu raison de ne pas écouter ces vieilles qui parlent dans la prairie. On ne fait pas une vie avec des paroles banales. Et chaque jour n’ouvre pas sur les jardins perdus de l’enfance. 

Or je marche sur cette route de Bretagne que je ne peux oublier. Peut-être aurais-je dû me faire accompagner, à cause des voitures qui me frôlent en passant mais que je ne vois pas, absorbé dans mon rêve. Je marcherai encore cette nuit, demain, inquiet, fuyant les rares lumières comme autant de pièges, et les fenêtres glacées par le soleil comme des mirages. Je suis un homme seul. J’accepte ma solitude. Je ne sais rien que ce cahier où j’écris, où je serai, au bout du compte, pareil ou non à moi-même, ayant eu ou non menti, mais debout dans ces pages comme dans ma vie, quand je parcours, lentement, les allées de mon jardin, face à la vallée. Toute rousse en automne et il s’attarde ; les peupliers arrachés par la tempête n’ont pas été remplacés.

  Ou bien je parle dans un grand théâtre, tous les yeux fixés sur moi. Mais on ne m’écoute pas. Bientôt ce sera Noël. Prenez vos cahiers. Écrivez. Il y a des drames en chacun de nous, et je ne sais que le mien. Je n’oublie jamais de fermer ma porte, ou bien ma femme… Il passe des hommes sur la route, que je connais et qui me saluent parfois. Pas toujours. Je ne m’étonne même pas quand ils oublient. Il aimerait s’arrêter de nouveau dans ce paysage sans lumière. Il faut voyager de nuit quand on ne sait pas où l’on va ; Ainsi l’enfant enfermé dans sa misère comme dans une gangue. Mais une jeune fille l’aime, qu’il ne connaît pas. Loin dans les pins de Gironde. Ou bien elle a menti. Qu’importe. Une autre aussi, qui me l’avait avoué. Des jours avec lui, et c’était un peu avec moi puisque nous sommes frères. J’ai mal à mes pieds quand il saute sur les rochers où s’accrochent moules et berniques, mais je ne dis rien. Je pourrais évoquer ce village breton avec sa citadelle, ses remparts et le cimetière dominant la mer. Je l’ai exploré dans ses moindres ruelles, j’ai trébuché sur ses pavés. Et ce n’est pas ma faute si l’enfant s’y promène encore, éternel orphelin. Elle a le cheveu long. Sur ses épaules et parfois sur son visage. En d’autres temps, je l’aurais trouvée laide. Dans le couloir une silhouette douce, silencieuse. Toujours en pantalon de velours, comme un garçon. (Ce n’est pas un portrait.) Beaucoup de souplesse quand elle marche. Le sourire seulement dans le regard. Elle a suivi l’enfant. Il n’est pas mort, dit-elle. Ce n’est pas possible. Je devine qu’elle l’aime… Tous les yeux devenus de pierre à force de me fixer. Continuez. Le papier jauni : dans cinquante ans le même. Personne n’a lu votre livre, dit-il. Assis dans son fauteuil de handicapé. Dans les rues de cette ville pourtant je suivais un gamin qui ne le savait pas. Je le retrouvais partout, sur le pâtis, sur les remparts ou près de la citadelle. C’était un grand honneur pour Port-Louis que d’avoir hébergé un enfant sans patrie. Les gens ne savaient pas… Ils vivaient comme si. Habitués à tourner le dos à la misère pour l’oublier. Je n’ai rien, dit-il en montrant ses mains nues. Les autres s’en vont. Il écoute la nuit comme un enfant  perdu qui ne sait plus s’il doit crier ou se taire.

  On ne rencontre pas deux fois sa peur, dit le vieux. Ensuite ce n’est plus qu’une habitude. Elle est morte. Tu n’aurais pas dû venir.  Mais peut-être que je ne l’ai pas trouvé en arrivant, que la porte était close, et je suis reparti sous le regard des vieilles derrière les rideaux. Je n’avais pas bonne conscience. La nouvelle, il faudrait bien que je l’apprenne un jour. J’avais des fleurs dans les mains pour me faire pardonner. Je les tendais mais personne ne voulait les prendre. Je n’avais plus qu’à les poser sur la table, près de la lampe à pétrole. Ils me regardent sans comprendre. La pièce n’est pas terminée que tout le monde se lève. Depuis longtemps déjà je ne parlais plus la même langue qu’eux. Dans la rue, à l’étalage des marchands de primeurs, les pêches mûrissaient lentement au soleil. Je retournais mon portefeuille vide. Et les autres qui mouraient de faim. Je m’étais piqué à une rose. Toujours aussi maladroit, dit-elle, ayant aperçu le sang. Elle tenait ma main. Je vais te soigner, dit-elle. Mais le vieux la regarde. Il a des larmes dans les yeux. Demain il sera seul. Il devra prendre le chemin de la ville. On ne s’assied pas sur les bancs du boulevard quand on a deux verrues sur la joue droite et un pantalon de velours. Je me suis levé, j’ai commencé à marcher, lourdement comme si je traînais des chaînes. Le phare éclairait la côte. Un long pinceau qui jouait dans les ténèbres.

Claude Cailleau, dans Le nouveau recueil n° 66 de mai 2003, page 35

 

Et ci-dessous la petite carte, avec la belle écriture du Rédacteur en chef,  m’annonçant que mon texte avait été retenu pour publication. Un bonheur pour moi !

 

L’homme qui marche

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