Cet homme silencieux

Publié le 8 Février 2022

Cet homme silencieux

… Or je glisse sans bruit dans un long corridor sans portes. Au loin, toujours la même luisance, trouble, maléfique, et je me heurte aux parois sans défauts. Mes doigts ne rencontrent qu’une surface lisse sur laquelle mes ongles grincent quand je m’obstine. Je n’ai pas toujours été cet homme qui marche en aveugle dans le brouillard de la rue enténébrée. Yves me regardait. Je pouvais plonger dans son regard comme dans une eau ensoleillée. Il y avait du rire dans sa voix. Un jour, dit-il, on partira. Droit devant nous. Le soir, une auberge, comme dans les livres… Il lisait, perché sur l’escabeau qui permet d’atteindre les rayons supérieurs de la bibliothèque, assis, les jambes nues, pendantes, animées d’un mouvement analogue à celui d’un balancier d’horloge. Il me trompait, mais je ne le savais pas. Toujours Elle aurait pour lui ces attentions qu’Elle me refusait. Je sentais le souffle d’Yves sur mes lèvres, parce que nous étions face à face, tout près l’un de l’autre.

Le couloir n’a pas de fin. Je compte les carreaux sur lesquels mes pieds se posent, et je progresse. Je ne sème pas de cailloux derrière moi pour retrouver ma route . Il y a longtemps que je sais qu’elle ne mène nulle part. (Mais ce chemin de terre, trop étroit pour une voiture, bordé d’ajoncs et de plantes aux noms étranges, ce sol inégal que son pied reconnaît quand il avance, sans but, pour le plaisir, ou bien attiré, mystérieusement… Ce chemin où il revient, apaisé d’être seul.) Et là, au cours de sa promenade…Cette ville ? dit-il. L’enfant le regarde, assis sur le sable. Ces cheminées ? La marée était basse. Il semblait qu’on aurait pu traverser à pied la Petite Mer de Gavres pour gagner la presqu’île et le village. L’eau est trompeuse, dit-il. Au loin, je voyais des femmes en jupes longues et sombres, courbées, qui ramassaient des coques dans la vase. Cette ville ? dit-il. Mais il n’y a personne, hormis ce garçon et une fille au loin, qui marche vers lui, longeant la muraille.

On marche toujours quand on vit. On ne sait pas où l’on va, mais on marche. Un jour, mes cheveux blanchiront. Pas tout de suite. Dans quelques dizaines d’années sans doute. Mais cela viendra. Et je n’y pourrai rien. J’y pense quand je suis seul. Et à la mort au bout du chemin. Je me retourne, haletant, écoutant le silence qui bouge autour de moi. Et ma mort en marche. On tombe, longtemps, comme lorsqu’un gouffre s’ouvre sous les pieds. C’était dans une vallée des Pyrénées. Je ne me souviens plus. (il avait 15 ans. Il marchait, le sac sur le dos. Les nuages flottaient au-dessous de lui. Il était allé en Espagne.) On tombe, je me rappelle, la tête vide, et c’est comme si l’on était sans poids.

Sans doute faut-il se croire immortel pour vivre, pour quitter ceux qu’on aime, et pour marcher dans ce couloir sans portes, long comme un jour sans Yves. Mais Elle arrive, enfiévrée, bruyante. Que si Elle m’entraîne, pas un instant je ne songe à lui résister. (Il dormait au soleil, sur la plage déserte de midi. Ouvrant les yeux, il la vit, debout près de lui, blanche sur le ciel  bleu. Un peu floue à cause de la lumière trop crue. La minijupe battait doucement au vent.) Toujours, le soir après l’école, nous revenions par le Pré Ballant. Elle et moi. Seuls tous les deux. Elle courait, sans souci de montrer ses longues jambes nues, et sa culotte parfois, quand le vent jouait avec sa jupe. De temps en temps, nous nous asseyions dans l’herbe, pour le plaisir de bavarder avec le vent qui nous volait nos paroles. Ainsi, maintenant, chaque fois qu’au hasard d’une promenade il passe devant la grande barrière blanche qu’il fallait franchir, au risque de déchirer ses vêtements, il rappelle ce souvenir. Ses amis sourient comme d’une faiblesse. Se moquent, à cette appellation étrange : le Pré Ballant. Il s’arrête alors, surpris, et le mot le fuit, subitement, comme étranger.

Nous mangions le pain du goûter. On connaît mieux les gens, dit Yves, quand on a partagé le pain avec eux, vidé un verre en parlant. Vil l’approuve, et Ronnie, derrière le comptoir du Casino (un bar sur la plage, au Port-Louis, où je suis allé souvent, et revenu pour le souvenir. Parce que mon enfance s’y promène encore. Et l’ombre d’Yves, accrochée à la mienne.) Voilà des jours qu’ils cassent ensemble les œufs qu’ils vont manger sur un coin de table, pendant l’heure creuse qui suit  l’apéritif, au Casino, face à la mer. Passé la petite ouverture dans le rempart de ce vieux port breton, ayant vaincu le vent qui s’y engouffre comme un torrent, on débouche sur la plage. Le Casino est là, bistrot vétuste, rongé par le sel de la mer. Je les verrai longtemps. Lui, avec sa veste avachie, toujours ouverte, son pantalon trop large et sans plis. Elle, avec son tablier blanc dont un coin est relevé par habitude, et son visage buriné comme si elle avait vécu plusieurs vies déjà.

Mais peut-être qu’ils n’y sont plus, que c’était une autre année, loin dans un passé qui n’est pas le mien, où je me meus à l’aveuglette. Peut-être qu’ils sont morts tous deux, depuis que je les ai abandonnés dans ce bistrot où j’étais allé, je le jure. Yves y était-il aussi, venu en hâte, appelé par moi ? Ou l’ai-je cru en regardant, à travers la vitre brouillée par la pluie, la salle enfumée, certain jour gris de septembre ? Peut-être que Vil évoque encore, pour lui et Ronnie, ce jeune homme silencieux dont les yeux semblaient guetter l’apparition d’une silhouette familière. Combien de fois l’avais-je ainsi attendu ? Il venait, dans le vent levé avec la marée. Lentement, comme s’il n’allait nulle part. Ou pour prendre ses distances avec cet amour qui ne se disait jamais.

Toujours je verrai cet autre être en moi s’éloigner au long d’une route qui ne mène qu’ailleurs. Le jour venait de se lever sur Locmalo. Au-dessus des toits, les goélands criaient comme des bêtes qu’on assassine. Le vent venu du large portait jusqu’à la jetée l’odeur âcre et froide du goémon. Un vieux poussait sa brouette chargée d’algues. Tiens, dit-il, un enterrement. Il s’était arrêté pour allumer une cigarette. Le bruit des cloches le traversait avant d’aller se perdre au large. Il regardait la mer.

Claude Cailleau, ARPA n° 89, page 64.

 

Et voici…  Ce n’est pas le passage qui a fait penser à  Saint-John Perse, mais l’envoi du livre Le Roman achevé 

 

Sondé le silence

Toi qui te regardes dans le miroir de mon livre, et m’écoutes et me penses, aurais-tu encore des amis dans la déroute des heures ?

          La cloche appelle à la prière. C’est toi, dans la glace, prisonnier de l’instant. Tu fuyais dans le Livre qui s’écrivait en toi. Le moment venu, chacun se retourne sur ce qu’il abandonne (le temps qu’on a perdu, le temps qu’on a laissé, et les routes qu’on a quittées sans savoir pourquoi.)

         La porte n’est qu’une frontière ; mais au-delà, la ville en attente distille le danger. Un volet claque, vigilant, sur le mur entoilé d’obscur. Des voix batailleuses échardent ta nuit.

Dans un vent de tempête passent les jours perdus, effeuillés par erreur.

Tu n’en as pas fini d’écouter le silence qui brasse les mots oubliés. Libérés dans le vent du venir, ils s’envolent comme des feuilles mortes. Minuit. La porte se referme. Tu ne retrouves plus rien de ce qui se passait dans les pages du livre de ta vie.

         Remonté le temps, sondé le silence : qu’attendre encore qui n’ait pas été dit ?

Claude Cailleau, Sablé décembre 2003, septembre 2009.

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