Anonymat du texte

Publié le 18 Février 2022

Anonymat du texte

« Tout écrivain dira donc : fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis » (Roland Barthes, le plaisir du texte, Le seuil, 1973)

 

Qui prétendait que dans sa vie un homme devait avoir fait au moins un enfant, une maison, et un livre. Vous, vous avez chargé, un peu, le tableau : quatre enfants, deux maisons une troisième, modifiée à votre goût, reflet de votre personnalité) et des livres. Combien de livres ? Vous ne savez plus. Qu’importe ? Quelques-uns, qui eurent des succès d’estime.

L’écriture, pour vous, est de tous les jours. Du matin au soir.

Votre correspondance, d’abord, qui vous vole de longues heures. Il faut dire que le facteur visite votre boîte à lettres chaque jour, ce qui entraîne pour vous l’obligation de répondre. Mais l’échange par courrier avec les amis écrivains est un plaisir qu’on ne se refuse pas. Et vous êtes bavard dès que vous prenez le stylo.

Votre journal, dans les années 90, vous en avez brûlé des centaines de pages. La raison ? Trop intimes. Vous n’auriez pas aimé qu’on les lise. Depuis, ce journal, tenu de façon épisodique, donc mal nommé, est devenu littéraire, extime, dirait Michel Tournier. La vie extérieure, ajouterait Annie Ernaux.

Ce que vous ne pouvez pas mettre dans votre journal, vous le glissez dans la Chronique, vaste entreprise d’une vie, puisqu’on y trouve tous les personnages de vos romans, et des êtres de votre quotidien. Un texte – ainsi le nomme Roland Barthes – pour triompher du temps. Texte qui a traversé les remous du Nouveau Roman, en a gardé quelque chose dans sa conception et son écriture. Et ne voilà-t-il pas que vous avez imaginé d’écrire, en parallèle, le journal de cette Chronique, pour expliquer, au fur et à mesure, sa genèse. Ce n’est qu’un moyen pour vous d’approfondir votre recherche. Un droit que vous revendiquez.

Les romans, nous n’en parlerons guère. Vous n’avez pas commencé par là. L’un d’eux, pourtant, a connu un moment de gloire avec son prix de l’Académie Française. Un soupçon d’autobiographie s’y est glissé sans que vous l’ayez voulu. Vos romans survivent dans les bibliothèques, quand ils n’ont pas été volés, ou détruits étant trop abîmés. Et cela vous rassure. D’autres viendront. Peut-être. Si Dieu vous prête vie encore un peu.

Vos mémoires, vous les avez commencés le jour où il vous a semblé que vous vieillissiez. Je veux dire quand vous avez pris conscience que le temps vous était compté. Des flashes de souvenirs sont venus se juxtaposer, sans ordre, dans votre classeur. Un puzzle, que vous livrez tel quel dans un hebdomadaire, à la demande de la rédactrice en chef (1). Ces courts textes, à la troisième personne pour faciliter la confession, vous les signez du prénom et du nom de votre grand-père maternel, que vous n’avez pas connu. Qui, probablement, ne savait ni lire ni écrire. Paysan attaché à sa terre, mort sans avoir pu témoigner. C’est son sang qui coule dans vos veines, mêlé à celui de vos autres ascendants. C’est sa voix que l’on entend dans les intonations de la vôtre.

Quoi d’autre ? Eh bien, la Poésie. Elle vous a investi vous aviez 13 ans. Et ne vous a plus lâché. Vous a donné le moyen de vous dire à mots voilés – et aussi d’habiter cette langue que vos pères parlaient sans pouvoir l’écrire. De l’habiter en y apportant votre originalité. Vous n’oubliez pas que « la poésie est un langage dans la langue » (2). Cela vous convient. Liberté de choisir les mots, les structures, parfois insolites, qui vous permettront de vous approcher de vous-même.

Témoin ce long Poème (plus de 2500 vers répartis en 16 suites). Sorte de bilan. Evocation des lieux réels, des lieux rêvés, des écrivains qui visitent vos journées, des fantasmes qui habitent l’être dans une vie. Avec, en plus, dans sa forme ultime (car il eut cinq versions manuscrites), le souci d’habiller la page comme le peintre habille sa toile (3). Tenons-nous en là : vous savez que ce serait trop long à expliquer.

Etiez-vous fait pour devenir écrivain ? Vous ne le saurez jamais. Votre temps de vie fut-il perdu, gaspillé à d’autres tâches ? Ce n’est pas sûr. Toute activité est utile, si elle aide au bonheur de l’autre. Qui peut dire si vos élèves, que vous entraîniez dans les pas de Baudelaire, Aragon, René Char et autres poètes, n’étaient pas heureux de vous suivre ? Mais vous n’avez rien fait là d’extraordinaire. Un maillon, vous n’êtes qu’un maillon de la chaîne humaine.

Et maintenant vous vieillissez. Doucement, inexorablement. Sereinement. Ecrire sauve l’homme : vous serez sauvé. Mais de quoi ? De l’oubli ? De vous, peut-être… Peu importe qui vous êtes. Ce texte, qui n’est qu’un témoignage,  restera anonyme. Enfin… presque… Seuls les amis vous reconnaîtront ! (4)

 

Le défaut d’un texte, parce qu’il est écrit, c’est son caractère définitif.

Depuis que vous avez rédigé ces lignes, le temps a passé. Vous n’avez pas cessé d’écrire. Plusieurs recueils ont paru, avec votre nom sur la couverture. Recueil, le terme est impropre, qui donne l’impression qu’on a réuni des fragments n’ayant aucun lien, pour faire un livre. Ce n’est pas dans vos habitudes. Non : La solitude de Poète, par exemple, est un hommage à cet auteur secret dans les pas duquel vous avez marché pendant quelques années (5). L’atmosphère qui baigne ces textes, la progression dans la lecture d’une vie, les efforts de plus en plus précis pour approcher l’œuvre (jusqu’à l’oubli ; oui, l’oubli !) : recueil, cet ensemble ? Il faudrait être vraiment un piètre lecteur pour ne pas voir la cohérence qui sous-tend ces textes, depuis les premières lignes ( Je parlais dans la classe où l’on écoute le murmure de l’heure qui coule et vous emporte)  jusqu’aux dernières (Le soir éclatait de lumière pour quelqu’un, là, tout prêt, et sur Solesmes au loin, que j’avais oublié).

Quant à vos Mots du jour et de la nuit, parus en Belgique parce qu’en France on n’aime pas beaucoup la poésie classique, pour qu’on ne s’y trompe pas, vous avez préféré les accompagner d’un mini journal, en bas de page, pour affirmer la permanence du thème de l’écriture dans ces Classic poems, comme vous les avez appelés, par dérision, et pour montrer que vous n’attendiez pas beaucoup du lecteur. Pourtant , quelqu’un vous a compris, puisque vous lisez dans une revue ces lignes sur votre petit livre : « Un très beau dialogue entre des poèmes et des fragments de prose datés comme les pages d’un journal… L’ensemble s’offre autant à une lecture ininterrompue qu’à une approche fragmentée, sans qu’aucun des textes en pâtisse, tel un tableau présentant une entité, mais dont chaque détail recrée un univers propre, proposant d’autres perspectives… ces courts poèmes en octosyllabes sont, aussi surprenant que ce soit, écrits en rimes… en rimes à la fois présentes et discrètes, subtiles avec leurs enjambements, leurs parenthèses, leurs retours inattendus, leurs arrêts. Des rimes qui se font oublier tout en faisant entendre leur petite musique particulière. Curieux paradoxe, et réalité. »

Comment dire le plaisir que vous a fait cette critique ? Comment traduire l’impression d’avoir été aussi bien compris ? (6)

Bon, vous pensiez être bref, faire simplement une petite mise à jour de cet « Anonymat du texte »; mais vous n’avez jamais su être bref. D’ailleurs, ce n’est pas fini : il y a votre livre d’artiste, reparu en édition courante, sans les dessins, sur un papier quelconque (7); vous avez négocié avec l’éditeur pour que son prix, très bas, reste attractif. Ce livre, vous l’avez entièrement réécrit en versets, cette forme vous semble mieux convenir à votre écriture, dont l’ampleur vous gêne parfois. Le titre ? Le roman achevé, petit clin d’œil à Louis Aragon, et son roman inachevé.

Enfin, il y a ce Palilalie (8), curieux ouvrage, en prose, quoique… de 80 pages… récit, mi-fiction, mi-réalité, dans le style, la structure, de cette Chronique commencée il y a plus de trente ans !

Jetant un regard lucide sur l’immense chantier de vos travaux, persuadé vous êtes que tout écrivain devrait dire, comme Roland Barthes : « Fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis » 

 

A Sablé le 27 octobre 2009.  Cette fois, vous signez de votre nom :  Claude Cailleau      

  1.  Pour réveiller les lecteurs avec des textes plus littéraires », me disait-elle. N’auriez-vous pas été flattés ?
  2.  Octavio Paz. Formule citée un peu partout.
  3.   En 2006, je travaillais sur la biographie de pierre Reverdy, et baignais dans sa poésie, dite innovante, des années 1910.
  4.   Ici s’arrêtait le texte paru dans les Brèves. Et je ne me trompais pas, mes amis me reconnurent.
  5.   Pierre Reverdy, le solitaire de Solesmes, l’exilé perpétuel, toujours en quête de son identité.
  6.   Une Note de lecture de Gaëlle Josse, parue dans la revue Pages insulaires.
  7.   Papier quelconque mais format inhabituel : celui de l’Anabase de Saint-John Perse que vous aviez acheté sur les quais de la Seine, dans les années 50. Une édition au format 18,5X24, sur un papier de mauvaise qualité. Datée 1947, on sortait de la guerre.
  8.   « Palilalie » est devenu « Et je marche près d’Elle… » paru aux Editions Durand-Peyroles en 2013. Mais modifié, complété (ordonnés, les fragments) pour entrer dans une intrigue que je portais en moi depuis quelques décennies. Une sombre histoire d’amour et de jalousie.

                                                                       

*******   

 

Et c’est ainsi que, le temps passant, les publications se sont multipliées. Vous ne pourrez jamais cesser d’écrire. Pour en savoir plus, vos lecteurs pourront interroger l’Internet.

Car, oui, ce n’était pas fini. Vous regardez les dates de parution : Je, tu, il, un recueil de petites proses que vous parcourez, dubitatif (C’est bien de vous, ça ?). Triste histoire ! Le livre a porté malheur à son éditeur, un homme charmant, et dévoué, qui est décédé six mois après la sortie de votre livre.

Des livres ? Plusieurs autres, dont votre autobiographie et votre Anthologie poétique. Était-ce pour imiter votre ami Jean Joubert ? Pour lui, c’était Les Sabots rouges paru chez Grasset, une « quête des origines », selon lui. Et la superbe Anthologie personnelle, publiée chez Actes Sud en 1997 : La poésie naît d’une perception aiguë du réel, qui, selon les circonstances, nous émerveille ou nous accable » (Jean Joubert) ; « la poésie est émotion » (Pierre Reverdy) ; elle s’incarne dans le langage porté à son plus hait degré de suggestion et qui emprunte au « chant » ses pouvoirs  (Aragon) ; elle procède d’une « longue hésitation entre le son et le sens » (Paul Valéry)

Cette grande phrase est de Jean Joubert. Vous la trouverez page 11 de son Anthologie, truffée de citations des auteurs qui sont au centre de mes réflexions sur la poésie. Deux pages plus loin, en conclusion de son avant-propos, l’auteur nous dit qu’il lui arrive de s’étonner quand il se relit, d’avoir écrit ce qu’il a sous les yeux. Ne disais-je pas la même chose il y a quelque temps sur ce blog ? Quant au souci de l’écrivain, de survivre par son œuvre, et de fixer son espoir sur les jeunes lecteurs… je me sens là en bonne compagnie.

Des critique se sont intéressés à mon travail et m’ont lu avec empathie. Sur le site de l’un d’eux vous trouverez une Lettre ouverte à Claude Cailleau dont j’extrais deux fragments, notes de lecture sur deux de mes livres de poésie : Sur les feuilles du temps et le Je, tu, il, dont je parlais il y a un instant. Vous retrouverez la Lettre ouverte sur le site de l’auteur, Michel Diaz, et en introduction de mon Anthologie poétique

 

 

 Au début de cette belle Lettre ouverte, vous trouverez… 

 

   … Mais remontons d'abord quelque peu dans le temps. Il y a peut-être trois ans de cela, je vous avais écrit ces mots que vous me faites l'amitié de reprendre dans votre blog : "Je viens de lire d'une traite vos Sur les feuilles du temps et, malgré l'obsédante thématique qui y est développée, j'ai retrouvé l'auteur que j'apprécie : textes d'une seule coulée, souffle court mais obstiné, têtu, tenace. C'est un livre qu'il faut lire en marchant (je le ferai) sur des chemins raboteux, parmi les ronces et sous un ciel de crépuscule. L'ombre de la mort y plane tout du long, mais chaque vers, chaque pas, est un pas gagné sur la mort, une victoire, un élan vers le pas suivant, contre le crépuscule, contre la nuit, contre l'absence et l'oubli. Nostalgie et angoisse y sont transformées en conquête, sur le silence, sur la menace confuse qui nous cerne, et cela se transforme en lumière. Y fait la langue que vous utilisez : sobre, claire, rapide, allant à l'essentiel, dégraissée à l'extrême, d'apparence presque pauvre mais usant de ce dépouillement pour être plus efficace encore. Une langue "raclée à l'os". Vous me rappelez votre âge dans le même courriel, mais c'est cet âge justement qui vous a doté des moyens de cette langue, c'est-à-dire d'un art que vous avez affuté comme une lame sur les cailloux des ans, et c'est là de la bien belle poésie."

 Michel Diaz

 

Et à la fin de la Lettre, sur 

 

Je, tu, il, de Claude Cailleau, aux Editions Tensing (2016),

 

"Je marche dans la grande maison, désoeuvré, solitaire. Les fauteuils où personne ne s'assied poursuivent une étrange conversation. Vous me trouverez sans mal. Le bureau est au fond à droite, vous ne pouvez pas vous tromper. Tout était là, sera encore après. Ce que pèse le temps sur mon épaule, le dirai-je ? [...] Vous me trouverez, vous dis-je, à la croisée des chemins de l'intrigue. Et de l'absence. [...] ... les livres ont vieilli; debout, pierres levées, sur les rayons, sentinelles du temps replié dans les pages qui tiennent ma voix prisonnière. [...] Tu ne sais plus que cheminer à contre courant dans ta mémoire..."

Avez-vous, "dans l'oreille de votre mémoire", le Stabat mater de Pergolèse ? Avez-vous en tête comment cela commence, ces notes basses, confidentielles, qui remontent du De profundis, s'élèvent à mesure que la cadence de leur gravité vous empoigne le cœur ?... Mais avez-vous aussi en tête l'une ou l'autre des Leçons de ténèbres de François Couperin ? Cette voix de soprane ou de haute-contre qui déroule la ligne pure d'un chant où ne semble avoir été retenu, sur fond de clair-obscur, de basse continue austère et calme, que l'essentiel de ce qui, de la plainte ou de la prière, vous nourrit d'un apaisement appelé du dessous des remous d'une eau sombre, mais un apaisement profond voisin de la quiétude qu'inspire la méditation ? "Il me plait de penser qu'un jour, dans un temps lointain où je ne serai plus, un enfant désœuvré viendra s'asseoir à l'ombre de mon chêne pour y écrire le livre de sa vie."

J'ai lu ce Je, tu il, comme souvent je lis, en suivant les chemins qui longent la rivière, traversent les sous-bois, sous un ciel gris d'automne qui annonçait autant la pluie que quelque échappée de soleil. Un ciel doux et léger comme un duvet de tourterelle. Des chants discrets d'oiseaux, ici et là, comme s'ils s'efforçaient de ne pas troubler le silence. Pour mieux faire de place à cette voix tranquille qui frayait son chemin à travers la brume des mots. "Voix de l'Autre qui souffre, chemine nos pas et parle au fond de nous ? Voix qui s'élève, pure, gommant la tourbe de nos mots, faisant de la lassitude un chant pour vivre encore..." Et l'entendant monter aussi en moi, page après page, j'y ai superposé (sans l'avoir consciemment convoquée) la musique de Couperin et de Pergolèse. Dans la dédicace de ce dernier opus, qu'il m'a adressée et que je prends la liberté de révéler (m'en voudra-t-il de cette indiscrétion ?), Claude Cailleau se demande si "ces petites proses" peuvent prétendre être des poèmes. Et il ajoute : "la poésie, je ne sais pas ce que c'est, et cela m'ennuie bien."

A cela, je lui répondrai que ne pas savoir ce qu'est la poésie n'a peut-être pas grande importance, que l'on peut se moquer de ne pas le savoir, qu'elle est dans ce que l'on écrit – ou bien n'est pas –, et que si elle y est, c'est tant mieux qu'elle y soit sans avoir répondu à cette intention de "poétiser" qui bien souvent la ruine. Comment ne pas lui rappeler ce qu'Henri Michaux déclarait à propos de lui-même : "Je ne sais pas faire de poème, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire."

Mais je repense aussi, par la même occasion, à ce que répondait Alain Guillard (bien beau poète lui aussi) au cours d'une interview à laquelle j'assistais : "Je n'appelle pas ce que j'écris "poèmes", parce que je ne sais pas ce qu'on appelle "poésie", je préfère dire mes "textes". Mais si on les appelle des "poèmes", pourquoi pas ? Cela m'est égal."

Nous sommes bien d'accord.

Dans ce recueil, Je, tu, il, trois pronoms personnels qui désignent la même personne (mais ne sommes-nous pas tout cela à la fois pour nous-mêmes ?), Claude Cailleau évoque, encore et toujours, l'enfance disparue, les lieux de sa mémoire, le temps qui passe, la vieillesse advenue et la mort qui approche. La vie qui file au long des jours dont on ne retient rien que les traces de cendres et les mots déposés sur ces "papier(s) de lune" :

"Tu suis l'étroit sentier herbeux qui ne mène, silencieux, qu'au bout de tout, au bout de rien, et ne finit que pour finir. [...] L'automne y fait saigner tes rêves. Tu suis l'étroit sentier de la vie. Le vent qui souffle y embroussaille tes mots de hasard que tu jetais au ciel pour rien : nul ne les entendait."

Je ne sais, pas plus que l'auteur, ce qu'est la poésie, mais je suppose qu'elle doit être quelque part, dans cette manière si particulière de poser les mots sur la page, cette aptitude qu'ont certains d'évoquer choses et sentiments, de rendre si précisément ce que l'on estimait si difficilement formulable, de mettre si évidemment au jour ce qui n'est réservé d'abord qu'à l'intime de nos pensées, de nous toucher au plus profond quand le "il" de l'auteur se confond avec notre "je", et que ce "tu" devient très exactement notre double.

Peut-être que la poésie tient encore, aussi, à ces "trouvailles" de langue (allez, presque au hasard, frappées, on le dirait, comme des aphorismes : "La vie était douce, qui coulait son soleil dans les veines sans qu'on le sût." / "Les heures se taisent comme des maisons vides." / "Le monde dans la vitre est-ce vivre ou veiller ?" / "Au bout de la jetée, un monde appelle quand un autre appareille." / "La détresse du monde gît dans l'homme qui découvre le visage de sa mort." / "La vie pourtant, quand l'horloge compte les heures à venir."). Oui, peut-être tient-elle à cette manière de formuler ce qui se tient dans l'ombre des pensées, en lisière de mots, apparaît en pleine lumière et soudain nous aveugle les yeux d'une évidence que nous ne voulions pas voir, sonne juste comme un timbre de cloche.

Ce mot de "cloche", justement, me permet de faire une inattendue transition avec ce texte que je citerai en entier :

"Une cloche a sonné. Les yeux s'éteignent, noyés dans l'ennui du petit village. Pourtant la page du jour est encore vierge. Le chemin t'attendait, dans l'or sanglant du crépuscule. Le vent fait choix de feuilles mortes pour apaiser ta faim d'automne. Alors... alors tu repousses loin derrière la haie ta fatigue de vivre. Ce soir encore tu sauras partager la solitude des arbres dans la forêt voisine, écouter la nuit qui réveille, fidèle, les jours d'autrefois, et tamiser les mots qui jouent à la tempête de sable, espièglement, sur ton papier de lune."

Je, tu, il, texte grave, qui pourrait passer pour sombre, est un texte méditatif, "leçon" non de ténèbres mais plutôt de lumière tout intérieure (pourrait-on parler de "lumière noire" ?), qui nous jette au visage les lueurs de ses rougeoiements. Un ouvrage que l'on peut lire comme on regarde, assis devant un feu de cheminée, un feu qui se consume. Il est, entre nos mains, qui aimons retrouver ce poète, cette "flamme qui veille dans l'âtre (et qui) éclaire ton visage. On pourrait y lire ce que tu te caches à toi-même."

Ce que nous nous cachons à nous-mêmes, Claude Cailleau nous aide à mieux le déchiffrer, à l'accepter peut-être.

Et c'est bien la fonction de la littérature, et plus particulièrement de la poésie, que de nous permettre de sentir plus intensément les choses. A lire Claude Cailleau, nous avons encore le sentiment qu'il travaille à ce que chaque matin soit plus pur et plus profond que tous ceux qui l'ont précédé. En dépit de la mort qui nous cerne, la vie, d'abord, est dans ce que l'on cultive d'espérance qui persiste, au seuil de chaque jour, peut-être de chaque heure qui nous est accordée en sursis, à faire "naître dans le miroir d'un jour de neige l'immaculé rêve de vivre."

Michel Diaz, 17.10.2016

 

Si vous avez eu la gentillesse de me suivre jusque là, ne manquez pas de lire

Anthologie poétique, Jean Joubert, Éditions Actes Sud, 1997,

et de visiter de temps en temps le site de Michel Diaz, pour des plaisirs de lecture.

Cl. Cailleau

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