Premiers livres…

Publié le 13 Décembre 2020

J’inaugure  aujourd’hui une série de petites confidences sur mes lectures. Commencer à lire dans une maison où, même en cherchant bien, on n’eût trouvé aucun livre, c’était inconcevable. Chez nous, pas même un dictionnaire, alors que souvent c’était la bible des familles. Avec ce qu’on appelait le livre de messe. Je me demande comment j’ai pu, à l’école, commencer cet apprentissage de notre langue qui m’a ouvert les horizons d’une culture salvatrice. Je pense à celui-là, qui naquit dans une famille d’instituteurs, et put faire tranquillement de longues études. Pour moi, ce fut un combat de tous les jours, avec, le soir, l’intervention du père irrité : « Arrête donc de lire, tu vas t’abîmer les yeux ! » Il est vrai que la lampe à pétrole ne dispensait qu’une lumière parcimonieuse. Ma myopie, détectée quand j’étais en 4ème, je l’attribue aux efforts que j’imposais à mes yeux fatigués pour pouvoir, le lendemain, répondre aux exigences de mes maîtres. Combat contre moi-même aussi : je n’aimais pas l’école !  Je la manquais aussi souvent que possible ; je faisais même l’école buissonnière, ce qui me valut un jour une volée de bois vert sur mes mollets nus, mon père s’étant saisi d’un sarment sur le coteau où il taillait la vigne. La violence qui régnait souvent à la maison, je la redoutais aussi à l’école où les maîtres avaient la main leste. J’avais donc appris à protéger seul  ma petite vie. Sentiment de solitude qui a mis du temps avant de disparaître.

 

Mon premier livre (j’avais 8 ou 9 ans) fut un livre de contes. Offert par qui ? Je ne sais pas. Des contes !... je n’ai pas dû recevoir ce cadeau avec beaucoup de joie, moi qui, affronté très tôt à une réalité éprouvante, n’ai jamais aimé cette littérature du mensonge et de la démesure. Les contes de Perrault, c’était, dans une livrée rouge vif avec une couverture en carton épais illustrée, quatre-vingts, cent pages, peut-être. Pas plus. Un petit bouquin relié, solide, qui a longtemps traîné sur l’étagère, sous la grande glace murale de la cuisine – espace protégé des regards par un simple rideau coulissant sur une tringle métallique et qui m’était réservé ; j’y rangeais mes trésors : un petit jeu de construction et mes soldats de plomb que de multiples manipulations avaient privés de peinture. J’y tenais beaucoup mais, pour respecter la vérité, je dois avouer que j’en sacrifiais un de temps en temps, sur un bûcher allumé dans la cour. C’était Jeanne d’Arc condamnée au bûcher par l’évêque Cauchon. Du brasier, au bout d’un moment, je retirais une masse informe, le plomb ayant fondu, dépouille à laquelle je réservais de somptueuses funérailles.

Un jour, le livre a disparu, évacué par la main de quelqu’un qui n’avait jamais su lire et, pour cette raison, peut-être, vouait aux livres une haine indéracinable. Quelqu’un qui me disait : « Arrête de lire : tu vas t’abîmer les yeux » ! Mais j’imagine… Peut-être cette disparition eut-elle une tout autre cause. (J’ai trop de respect pour mon père que les hasards de la vie mirent au travail à 8 ans, en 1914). L’illustration de couverture, cependant, ne cessa pas pour autant de danser devant mes yeux.

Si je m’étends aussi longuement sur l’aspect du livre, c’est que son contenu ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Encore que je me souvienne d’un certain Riquet à la houppe, d’un marquis de Carabas dont le chat était si inventif, et de cette horrible sorcière au nez crochu comme il se doit, laquelle avait préparé un cuveau plein de serpents venimeux où elle pensait faire tomber une petite fille (princesse, je crois) ; mais le destin veillait et c’est elle qui finissait par tomber dans l’infernal baquet.

Que dire encore ? Un livre rouge, donc, aux pages de mauvais papier grenu. C’était juste après la guerre, les Allemands nous avaient tout pris, enrôlant même bon nombre de nos écrivains alors que d’autres comme Char sous le nom de Capitaine Alexandre avaient pris le maquis. Alain-Fournier, dont on n’avait pas encore retrouvé les restes, avait dû se retourner sous sa couche de terre dans les bois de Saint-Rémy-la-Calonne où les Allemands l’avaient enfoui au début de l’autre guerre  -  la Grande, comme on disait  -  et où l’on a fini par découvrir ses restes avant la fin du siècle. Avec le temps et l’humidité du taudis où nous survivions tant bien que mal, quand la mère faisait cuire une soupe sur la cuisinière et que la buée, l’hiver, couvrait les vitres  -  deux pièces pour abriter une famille de quatre personnes  -  les pages s’étaient couvertes de moisissures. Des taches gris jaunâtre en forme de gouttes les tapissaient de-ci de-là. Une désagréable odeur douçâtre commençait à s’en dégager. L’objet était bon pour la poubelle, c’est vrai. Mais qui avait eu ce geste sacrilège, dévastateur ?

Pas de livres chez mes parents. Des milliers chez nous, lesquels habillent les murs des deux bureaux jusqu’au plafond et squattent des étagères dans les autres pièces de la maison. Je n’ai jamais jeté ni revendu aucun livre, même ceux que je n’ai pas aimés. Respect d’un artisan de l’écriture pour ses confrères.

Claude Cailleau, 13 décembre 2020

 

Mes parents n’achetaient pas les photos de classe.  Celle que je vous propose ci-dessous m’a été envoyée par un vieil homme qui s’y trouve aussi. Il se souvenait de moi. Il est au 2ème rang, le 2ème à partir de la gauche.  Il a fait carrière dans l’enseignement. Moi, vous me reconnaîtrez au premier rang ; j’ai 9 ans, je suis le 2ème à partir de la gauche. De gros croquenots (comme la plupart de mes camarades) et une blouse de fille, portée par ma sœur quelques années auparavant – utile pour cacher la misère : une culotte courte, probablement rapiécée, et un pull dépenaillé. J’avais 9 ans, la guerre venait de se terminer. Les pillages des Allemands ne nous avaient pas laissé grand-chose pour nous vêtir. Je peux encore nommer la plupart des gamins présents sur la photo. Vous remarquerez qu’ils ne sourient pas : le maître est là et sa tête ne donne pas envie de plaisanter. Celui-là m’a laissé un très mauvais souvenir. Dans sa classe, j’étais assis à la première table. Lorsqu’il faisait cours, il se tenait souvent debout devant nous et postillonnait comme un tuyau percé. Les gouttes de salive tombaient sur mon cahier et il me reprochait de faire des taches. Je ne pouvais pas lui dire : «  c’est toi qui as fait ces taches » : il m’aurait massacré ! Triste condition que celle de l’élève premier de la classe ! Cette photo, c’était il y a 75 ans…

Cette information, rédigée à la hâte le 13 décembre. 17 heures, la nuit tombe, il pleut.

Cl. C.

Premiers livres…

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