Où il est question un peu du Nouveau Roman et de beaucoup d’autres choses. (1)

Publié le 9 Décembre 2020

«  Rien de caduc autant que les œuvres sérieuses » (André Gide)

 

Ce qui sera dit ici n’est rien moins qu’incertain, sujet à critiques parce que basé sur des souvenirs très anciens que je n’ai pas eu le temps de réactualiser… Vous retrouverez ce texte dans le n° 37 des Cahiers de la rue Ventura. Numéro épuisé, bien sûr, mais il est à la BNF ( ! ) ou peut-être dans certaines bibliothèques. Si le sujet vous intéresse vraiment, je chercherai dans mes archives virtuelles le fichier copié pour envoi à l’imprimeur en 2017.

Votre arrêt devant ces lignes n’est-il qu’une petite curiosité ? Dans ce cas,  je vous conseille de poursuivre ce vagabondage dans ce qui suit : vous y verrez les errances d’un jeune homme avide de savoir et qui avait encore beaucoup à apprendre. Je vous laisse avec moi, je veux dire mon texte…

Rajeunissons de plus de soixante ans, voulez-vous ? C’est à partir de 1951 (j’avais 15 ans) que j’ai vraiment commencé à lire. Mes auteurs de l’époque ? Gide, Colette, R. Martin du Gard, Camus, Proust (un peu, mais qui a lu l’œuvre de Proust dans sa totalité ?), etc. Et en même temps, dans les dix ou quinze années suivantes, les Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget, auteurs déjà bien installés dans le paysage littéraire. Pas Ricardou, je le regrette ; mais qui n’a pas de lacunes ?

Devant ces romanciers qui remettaient en cause le roman traditionnel, refusaient l’intrigue, le personnage, la psychologie, l’image aussi dans la description parce qu’elle est une interprétation du paysage, le gamin que j’étais, déjà en mal d’écrire, fut littéralement fasciné.

Et de se retourner vers Proust, dans sa recherche des auteurs qui innovaient, vers André Gide aussi, son Paludes et ses Faux-monnayeurs. Dans le petit Journal de ce livre, passionnant parce qu’on y navigue au cœur de la création, l’adolescent affamé de littérature notait des réflexions qui auront (auraient ?) dû intéresser les auteurs du Nouveau Roman. Le 1er août 1919, Gide parle d’ « objectiver le sujet du livre ». À la date du 2 janvier 1921, on lit : « Je reprocherais à Roger Martin du Gard l’allure discursive de son récit… Sa lanterne de romancier éclaire toujours de face les événements qu’il considère. » Moi, j’avais trouvé géniale l’idée « qu’un personnage qui s’en va puise n’être vu que de dos. »

Ce n’est pas tout. Vous connaissez le refrain… le roman lui-même sujet du roman ; l’auteur veut écrire le livre du livre qui s’écrit. Eh bien, page 13 de mon exemplaire de Paludes, à son ami Hubert qui lui dit : « Tiens ! Tu travailles ? » Gide répond : « J’écris Paludes ». Et quand on demande à l’auteur : « Paludes, qu’est-ce que c’est ? », il répond : « C’est l’histoire du terrain neutre, celui qui est à tout le monde … Mieux : de l’homme normal … l’histoire de la troisième personne, celle dont on parle, qui vit en chacun et qui ne meurt pas avec nous … Paludes, c’est l’histoire de l’homme couché. » « Tiens, dit Patras, je croyais que c’était l’histoire d’un marais. » Je ne sais pas, vous, mais moi, je croirais lire du Beckett. Je vous le dis : ouvrez Paludes, laissez-vous embarquer dans ses banalités signifiantes. On ne comprend pas, on s’ennuie et on aime ! Puis vous ouvrirez J’écris Paludes, de Bertrand Poirot-Delpech, lequel, un siècle après la sortie du livre, salue le petit chef-d’œuvre, « ce condensé de presque rien sur presque tout », avec jubilation.

Je voudrais ajouter - et cela fera crier certains – Albert Camus, que personne bien sûr ne classera aux côtés de Butor ou Robbe-Grillet. Son Étranger fut pour moi une révélation. C’était la première fois que je lisais un roman écrit au passé composé. Récit, dialogue simples, familiers, quotidiens, malgré le drame évoqué avec une apparente objectivité. Ce qui montre bien le lien entre le contenu d’un livre et les choix d’écriture, c’est le choix de Camus cinq ans plus tard de revenir au passé simple, temps du récit dans le roman traditionnel. La Peste … qui m’ennuya prodigieusement.

Ne croyez pas que je m’éloigne de mon sujet. Quel est-il, d’ailleurs, exactement ? Je me suis servi, pour réveiller brièvement vos souvenirs et les miens, d’un livre que j’ai lu et relu dans les années soixante. Son auteur « appartient (nous dit-il) à la tendance la plus opposée qui soit à celle qu’il étudie » : Jean Block-Michel. Avec clarté et une honnêteté intellectuelle irréprochable, il analyse les règles que se sont imposées les « nouveaux romanciers ». De ces règles, chacun avait pris ce qui convenait à son projet, ce qui fait que les romans qui en sont la concrétisation ne se ressemblaient pas tous. Que nous dit-il encore ? Que quelques auteurs firent une incursion plus ou moins prolongée dans ce monde novateur avant de revenir à des formes plus traditionnelles. Marguerite Duras par exemple, dont j’ai aimé Détruire, dit-elle. À la première page… « Temps couvert. Les baies sont fermées. Du côté de la salle à manger où il se trouve, on ne peut voir le parc. Elle, oui, elle voit, elle regarde. Sa table touche le rebord des baies. »

Le voilà, le présent de l’indicatif des Nouveaux Romans. Et ce que j’appelle le point de vue. Nathalie Sarraute dit que l’auteur ne doit pas être à la fois devant (donc au spectacle) et dans ses personnages ». S’il fait cela, elle dit qu’il est de mauvaise foi, et moi, qu’il triche quand il s’incarne dans l’un d’eux. Le regard extérieur, ne dire que ce qu’un observateur extérieur à la scène peut voir et entendre, cela me plaisait bien.

Le « nouveau romancier » refuse la psychologie, écrit Block-Michel. C’est le règne des objets. La personnage lui-même en est un, observé à la loupe, si je peux dire. Il n’a donc pas d’originalité, n’étant qu’un objet. Ou plutôt l’on ne sait rien de lui. Il en est de même pour les choses : elles sont, c’est tout. Le regard que l’observateur porte sur elles ne doit pas aboutir à une interprétation. Plus jeune, j’aimais cette objectivité. Plus d’images. « La métaphore n’est jamais une figure innocente, écrit Robbe-Grillet… Elle introduit une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d’antipathie) qui est sa véritable raison d’être. » Dans ces mondes plats et gris, il est normal que les individus échangent des paroles d’une banalité sidérante. Je sais, c’est du théâtre, mais je n’ai pas oublié ma stupéfaction, un soir de 1952 ou 53, quand notre professeur de lettres nous emmena voir En attendant Godot. Les propos échangés me laissèrent sans voix : comment pouvait-on faire de la littérature avec de telles banalités ?

Le rôle de l’auteur dans son livre a donc changé : il n’est plus le maître du destin de ses personnages, spectateur seulement de leur vie.

Manquant de temps, je n’ai ressorti que quelques livres. Je sais qu’il y eut d’autres précurseurs au Nouveau Roman et que ceux que j’ai cités seront contestés par quelques lecteurs mieux informés… Ce qui m’intéresse, avec les causes, ce sont les influences qui s’exercent…

Dans La Modification, tout le monde a été étonné, importuné parfois par ce vous qui désigne le personnage. « Assis, vous étendez vos jambes de part et d’autre de celles de cet intellectuel qui a pris un air soulagé… vous déboutonnez votre épais manteau… » Ce vous insistant, c’était une trouvaille ! Mais insistante, dangereuse pour le destin du livre.

Marguerite Duras s’en souviendra en 1982 lorsqu’elle écrira La Maladie de la mort, qui commence ainsi : « Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue… », avant l’afflux de paroles répétitives, de banalités, caractéristiques de la manière Duras. Et le lecteur irrité se demande si elle avait quelque chose à dire en commençant la rédaction de ce livre.

Plus sympathique (pour moi) L’enfant que tu étais, le récit d’Alain bosquet (dont j’avais aimé, en poésie, les Testaments) : « Il m’arrive de rencontrer l’enfant que j’étais, il y a plus d’un demi-siècle… Un jour je me suis mis à lui parler de celui qu’il fut… » Et il commence sa passionnante exploration : « Pourquoi la langue du caniche pend-elle ainsi, plus longue et plus baveuse que d’habitude ? Tu palpes ses bajoues… » Essayez, ouvrez ce livre : vous n’aurez pas envie d’abandonner avant la fin. Enfin… ce fut ainsi pour moi. Et tu, c’est plus familier, plus chaleureux que vous, qui est distant. Avec tu, on est enveloppé, on sympathise avec l’Autre.

Quant au livre sujet du livre (le livre qui s’écrit)… si vous êtes curieux, lisez Et je marche près d’Elle…  (de Claude Cailleau – on se fait la pub qu’on peut) Mon personnage n’a pas de nom. Perdu dans une quête qui pourrait le libérer, il s’avance, revient, s’égare dans son passé, y cherchant des clés, mêle les époques, multipliant les possibles. La première version, qui date de 1972, avait plu à Robert Morel, éditeur de littéraire innovante à cette époque. Des réflexions sur l’ouvrage en cours jalonnent le livre, enfin paru en 2013. Comme vous pouvez le constater, j’eus moi aussi ma période Nouveau Roman. Et je me suis souvenu…

La plage était déserte : c’est le titre d’un texte (appelons-le ainsi, ce n’est pas une nouvelle) paru dans Vogue en juin 1961 et signé Jean-René Huguenin. Si le jeune homme n’était pas prêt à adopter les principes de l’École du Regard, son texte est un exemple parfait de ce que j’appelle le point de vue extérieur, cher à certains Nouveaux Romanciers.

Dirai-je que le Nouveau Roman est mort ? (1) Ses plus ardents défenseurs ont, avant de disparaître, évolué, l’un vers la poésie, l’autre vers le roman tout court, je veux dire : traditionnel. Ou même l’autobiographie, ce qui est un peu plus surprenant.

Ce courant de littérature personnelle, déjà, dans les années soixante produisait des chefs-d’œuvre tel Un petit bourgeoisou le Maître de maison, deux livres de François Nourissier. On s’acheminait vers l’autobiographie déguisée, arrangée. Et direz-vous que je me trompe si j’affirme que Marcel Arland a été, avant l’heure, le grand maître de cette littérature qui mêle fiction et réalité ? Lisez son autobiographie avouée, Terre natale, et des livres comme La Consolation du voyageur, Je vous écris, Attendez l’aube. Ou Proche du silence, où le vieil homme, tourmenté mais résigné, soliloque. La lecture de ce dernier ouvrage me valut une grosse émotion, je l’ai dit dans le texte À quoi tient le destin d’un écrivain ? À la page 138, on lit : « Eh bien, Claude ? Dieu merci, Claude ne songe pas à la mort. Il vient de publier un roman dont chacun a reconnu la valeur… » Une demi page dans laquelle il parle de son jeune visiteur venu bavarder avec lui à l’heure du repas. Et je suis presque sûr que c’était moi, ce visiteur ! Le livre est paru en 1973, une époque où je venais souvent voir le Rédacteur en chef de la NRF rue Sébastien Bottin, entre 11h30 et 13h. L’heure est importante ; si vous lisez les pages 137 à 139 du livre, vous comprendrez…

Ici se termine mon voyage aux racines et aux lisières du Nouveau Roman. Très incomplète, la relation ; et associer L’École du Regard et le regard sur soi, c’était vraiment une drôle d’idée ! Ennui et passion vont parfois de pair.

                                                               Claude Cailleau

  1. ce texte a été écrit en 2017 et publié dans le n° 37 des Cahiers de la rue Ventura.
  2. Bibliographie, très personnelle (certaines dates sont importantes)

André Gide, Paludes, Gallimard, 1926 – Journal des faux-monnayeurs, Gallimard, 1927

Bertrand Poirot-Delpech, J’écris Paludes, Gallimard, 2001

Albert Camus, L’Étranger, Gallimard, 1942 – La Peste, Gallimard, 1947

Jean Block-Michel, Le présent de l’indicatif, Gallimard, 1963

Marguerite Duras, Détruire, dit-elle, éd. de Minuit, 1969

Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Gallimard, 1956

Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Minuit, 1963

Samuel Beckett, En attendant Godeau, 1952

Michel Butor, La Modification, Minuit, 1957

Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Minuit, 1982

Alain Bosquet, L’Enfant que tu étais, Grasset et Fasquelle, 1982

Etc. Etc.

Où il est question un peu du Nouveau Roman et de beaucoup d’autres choses. (1)

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