Mallarmé, un hermétisme musical…

Publié le 16 Décembre 2020

Voici aujourd’hui le deuxième volet de cette étude annoncée précédemment  et dont j’ai commencé la publication en octobre 2020. Pour le poème ci-dessous, que mon choix ne vous effraie pas ; à un ami peintre qui m’accueillait un jour dans la salle où il exposait, je disais : « je ne comprends pas l’art abstrait, je ne sais pas lire vos tableaux. » À quoi il me répondit :

« Je n’ai rien à expliquer, c’est à vous de ressentir. Voilà ce qu’on doit faire devant un tableau abstrait : attendre de ressentir et ne pas chercher à comprendre. » Il a souri quand j’ai ajouté : « Peut-être, comme devant un poème hermétique de Mallarmé, n’y a-t-il rien à comprendre… » Je lui ai su gré de ne pas se fâcher.

Peu de temps après j’entendis à la télé un propos qui arrivait bien. Que disait-il, ce musicien qu’on interrogeait ? Que «  la musique, c’est comme un tableau, il faut se laisser pénétrer par les sons, comme par l’image ».

Je ne voudrais pas vous ennuyer, mais… j’aimerais vous emmener dans cette exploration d’un poème qui m’intriguait. Déjà, un détail mérite l’attention : ce « sonnet en X », bien connu des spécialistes de Mallarmé, a donné beaucoup de mal à son auteur. En atteste une lettre à une de ses relations : « Comme il se pourrait… que rythmé par le hamac et inspiré par le laurier, je fisse un sonnet, et que je n’ai que trois rimes en ix, concentrez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx : on m’assure qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer  par la magie de la rime. » Vous aurez remarqué ce à fin de qui m’a très tôt frappé pour son élégance. Notre poète ne s’exprimait pas comme le premier venu.

Voici maintenant l’étonnant poème, construit sur deux sons à la rime :

 

Sonnet allégorique de lui-même (première version)

 

La Nuit approbatrice allume les onyx

De ses ongles au pur Crime, lampadophore,

Du Soir aboli par le vespéral Phoenix

De qui la cendre n’a de cinéraire amphore

 

Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,

Insolite vaisseau d’inanité sonore,

Car le Maître est allé puiser de l’eau du Styx

Avec tous ses objets dont le Rêve s’honore.

 

Et selon la croisée au Nord vacante, un or

Néfaste incite pour son beau cadre une rixe

Faite d’un dieu que croit emporter une nixe

 

En l’obscurcissement de la glace, décor

De l’absence, sinon que sur la glace encor

De scintillations le septuor se fixe.

 

Et voici la version définitive : Sonnet en X

 

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore

 

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx

Aboli bibelot d’inanité sonore,

(Car le Maître est allé puiser ses pleurs au Styx

Avec ce seul objet dont le néant s’honore.)

 

Mais proche la croisée au nord vacante, un or

Agonise selon peut-être le décor

Des licornes ruant du feu contre une nixe,

 

Elle, défunte nue en le miroir, encor

Que, dans l’oubli formé par le cadre, se fixe

De scintillations sitôt le septuor.

 

Ce poème est peut-être le plus étonnant, le plus énigmatique parce qu’il est refermé sur lui-même. Construit sur deux sonorités à la rime mais, jeu subtil, la rime en ix (ou yx) des quatrains se féminise dans les tercets (rixe, nixe, fixe)et l’inverse se produit pour la rime en ore, qui se masculinise (or, décor, encor, septuor). Magnifique exemple d’un « sonnet allégorique de lui-même » (titre donné à la première version ; la seconde n’a pour titre que « Sonnet en X »). En se contentant de regarder, on constate que le poème est conçu pour créer une musique (voir le dernier vers, et, éventuellement,  ouvrir un dictionnaire : ne pas oublier que Mallarmé joue avec les mots). Ce sont les mots, lorsqu’on les prononce et par leur sens, qui évoquent une musique. Lisez à haute voix et laissez-les chanter à la rime !

Si vous relisez les deux versions, vous aurez peut-être l’impression d’être devant ce qu’on appelle des bouts-rimés : si les rimes des deux quatrains sont identiques, dans les tercets, c’est un grand « remue-ménage » : la rime rixe disparaît, une nouvelle surgit : septuor, et les autres changent de place. Cette fois, quatre rimes en or, et deux seulement en ixe. Si l’on essaie d’en tirer quelque chose, on se dit que le sonnet a gagné en musicalité avec la disparition d’une rime qui claquait, dure à l’oreille (rixe) alors que les deux autres en ixe (nixe et se fixe) offrent une sonorité douce.

Habité d’abord par le souci d’une  musique,  de ce sonnet le poète nous dit : « Le sens, s’il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu’il renferme, ce me semble) est évoqué par un mirage interne des mots eux-mêmes. En se laissant aller à le murmurer plusieurs fois, on éprouve une sensation assez cabalistique ». Entendez mystérieuse, incompréhensible ; et le Robert propose aussi : « qui a rapport à la science occulte, ésotérique ». Devant ces vers, disons-nous que seul l’inconscient du poète en connaît le sens.

Quant à Littré, toujours plus complet, pour cabalistique il ajoute : « qui appartient à l’art chimérique de commercer avec les êtres surnaturels ». Je vous laisse relire avec, en tête,  cette précision. Et concluez-en que ce sonnet est comme un regard qui revient sur lui-même. Nous sommes aux frontières d’un vide, un monde d’absence et d’interrogation.

Quand il tente d’aider un graphiste qui aurait le projet fou d’illustrer ce poème, Mallarmé propose quelques pistes. Je retiens : « une fenêtre nocturne ouverte, une chambre avec personne dedans, sans meubles … un cadre, belliqueux et agonisant, de miroir … avec sa réflexion, stellaire et incompréhensible, de la Grande Ourse qui relie au ciel ce logis abandonné du monde. »

Je vous laisse savourer ces propos. Je suis sûr que, piégé(e), vous allez relire. Relire encore. Plus jeune, c’est ce que j’ai fait, l’œil vigilant. Et je pense à la réponse du poète à un journaliste qui l’interrogeait sur la clarté de ses vers. Ne disait-il pas que ses sonnets, dits hermétiques, il fallait les relire quatorze fois ! Je me rappelle avoir entendu un critique contemporain (dont j’ai oublié le nom et le visage) reprendre ce conseil. Pourquoi quatorze fois ? La réponse avait certainement, pour le poète, un sens.

Voilà - et il faut bien chercher, c’est vrai – un sonnet où l’on croit deviner plusieurs thèmes : le rêve, l’érotisme, l’oubli, le vide, peut-être aussi la violence,  incarnée par un personnage féminin ! (Un cadre belliqueux, disait le poète). Les deux versions sont tellement différentes que l’on pourrait considérer qu’il s’agit, dans le langage volontairement abscons de Mallarmé, d’un deuxième poème. Avant de se dire que, finalement, ce « sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons » (Mallarmé dixit) n’a d’autre but que de « faire de la musique avec du Rien. »

 

Je crois deviner une déception. Et si vous relisiez les deux sonnets ? Ce serait encore mieux si vous les retrouviez dans un livre : vous seriez en mesure de reprendre mon commentaire avec les poèmes sous les yeux. Votre avis m’intéresse. La poésie est pleine de mystère. Le lecteur y entre dans l’énigme, même chez un poète qu’on croit comprendre parce que ce qu’il écrit est à l’image de son être intime qu’il ne comprend pas bien lui-même.. Il est bon que la poésie – qui est musique de l’âme, vous en conviendrez – reste mystère.

Merci, cher lecteur, chère lectrice, de m’avoir suivi jusque au bout. Je vous proposerai bientôt un autre volet de mes recherches sur Mallarmé.

 

Claude Cailleau, 14 décembre 2020, au terme du deuxième confinement

( deuxième  : J’hésite à écrire second )

 

La photo est importante pour moi. Non pas à cause de la personne assise sous le cerisier, non mais parce que nous étions dans le jardin de la résidence secondaire de Stéphane Mallarmé à Vulaines- sur-Seine. Je vous en parlerai un peu plus tard. C’est dans ce jardin très verdoyant que le poète avait fait planter un cerisier pour sa fille Geneviève. J’aurais aimé manger une cerise de l’arbre qui m’abritait du soleil ce jour-là ; mais nous n’étions plus au printemps. Nous nous contentâmes d’un poème…

« Nous naviguons, ô mes divers

Amis, moi déjà sur la poupe,

Vous l’avant fastueux qui coupe

Le flot de foudres et d’hivers. »    (S. M.)

Mallarmé, un hermétisme musical…

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