Mystère - 1

Publié le 4 Mai 2021

Mystère - 1

Oui, quand la nuit tombait sur la maison, que les couloirs s’enténébraient, la vie du jour, réfugiée dans les chambres, veillait un moment derrière les portes closes avant de s’engloutir dans une absence qui vous rendait vulnérable. Mais vous ne le saviez pas. Dans les couloirs, les pièces désertées, les chambres désarmées, des présences mystérieuses erraient dans un temps qui n’était pas le vôtre. Alors, pour le veilleur endormi qui ne se savait pas dormant, tout devenait possible, des êtres invisibles s’agitaient dans l’ombre, et, passant à travers les portes, s’approchaient des lits pour habiter vos rêves. Le matin, vous ne sauriez rien de ces présences diaboliques qui un temps avaient investi votre être. Si quelque souvenir d’une scène étrange, non vécue, vous revenait, vous vous hâtiez de l’oublier pour commencer neuf une journée. Mais, vous en étiez sûr, cette nuit-là quelque chose s’était passé que vous ne maîtrisiez pas…

 

L’homme de nulle part (essai biographique)

 

(Attention : il s’agit d’une fiction. Mais la fiction est parfois plus réelle que la réalité.

Et vous voudrez bien noter la date de la rédaction de ce texte : janvier 2011.

Il est paru pour la première fois dans la revue Les Amis de Thalie).

 

*******

Il devait être une heure, dans la nuit du 19 décembre 2010. Une nuit claire et froide. L’étonnante clarté des ténèbres appuyées à la fenêtre, c’est ce que je vis d’abord en m’éveillant.

Avais-je rêvé ? J’avais eu l’étrange impression d’une présence dans la chambre. Oui, quelqu’un était venu me visiter, m’avait parlé alors que je dormais. Nous avions eu une longue conversation. C’était quelqu’un que je connaissais bien… Depuis un mois, je travaillais à la préparation d’un article sur lui et son œuvre. Mais pour la première fois, bien qu’ayant accumulé des notes, empilé les feuillets – une bonne vingtaine –  sur le coin déjà fort encombré de mon bureau, je n’arrivais pas à commencer. Les livres de mon visiteur, ressortis de ma bibliothèque et fouillés à nouveau, ne m’aidaient pas beaucoup. De quel droit, d’ailleurs, écrire sur un homme opposé à toute biographie, un auteur partisan plutôt de l’autofiction, laquelle lui laissait toute liberté pour tourner à son profit, « menteur sublime », le film de sa vie ?

Qui étais-tu, réellement, toi qui écrivis un jour : « Je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’accusait d’être » ? Voilà qui fausse toutes les images qu’on peut se faire d’un homme ; moi, je me demande ce que tu serais devenu, qui eût correspondu à ta propre nature, si le destin ne t’avait pas agressé dès ton plus jeune âge ?

Je pensais… je regardais ce visage, paisible en apparence. Oui, mais derrière le front…

Comment t’atteindre, toi qui te disais sans patrie, te gardais de nouer des amitiés dans la durée, te plaisais même à les détruire, rongé par le besoin de te débarrasser de ceux pour qui tu avais de la tendresse ? Ton envie de partir pour échapper (à quoi ?), ton errance permanente (programme balayant l’Europe, l’Afrique du Nord, le Moyen Orient), était-ce pour éviter de t’attacher, pour fuir le bonheur et les contraintes d’un ancrage (maison, famille, et les relations que tout homme finit par nouer avec son voisinage) ?.

La seule demeure dont il ne pouvait prétendre s’échapper ? la dernière, dans le vieux cimetière de Larache au Maroc, face à la mer (Ah, la mer, la liberté !) Mais voilà qu’un farceur lui avait ôté son identité, en emportant la stèle qui portait son nom et les dates entre lesquelles sa vie s’était inscrite : 19 décembre 1910 – 15 avril 1986. Et moi de me demander : ce vol… vengeance ? bêtise ? reconnaissance ? fétichisme ? Allez savoir…

Ce qui est sûr, c’est que le destin commença à tirer à boulets rouges sur le bébé âgé de quelques mois (abandonné à l’Assistance Publique par une mère sans le sou mais qui l’aimait profondément, si l’on en croit ses lettres). Placé dans une famille paisible du Morvan, le voilà tranquille, croyez-vous…

Quel âge as-tu quand ton maître d’école demande aux élèves de décrire leur maison ? Huit ans ? Dix, peut-être. Ton devoir est le meilleur, on le lit en classe et tous les autres gamins de se moquer de toi : ta maison ? tu n’as pas de maison : tu es un enfant abandonné ! Un enfant de nulle part. Es-tu  même français ?

Un voleur, en tout cas. Il se met à voler, en classe, dans la famille qui l’héberge. Dans les débuts, pourtant, c’était un enfant paisible, sans violence. Il a même été enfant de chœur ; il aimait le chant liturgique. Faut-il voir là une cause du rapport familier qu’il aura avec la musique, dans son écriture et surtout dans ses exigences pour la mise en scène de ses pièces de théâtre. Mais nous n’en sommes pas là :

autodidacte (et mieux que Reverdy, qui quitta définitivement l’école en classe de 3ème) tu ne vas pas au-delà du Certificat d’Etudes, que tu obtiens brillamment. Tu es déjà un grand lecteur – de romans populaires, certes – mais tu lis. Est-ce dans ces livres que tu as appris à écrire ? A jouer avec les mots, à les enchâsser dans tes phrases somptueuses ?

Non, je ne vais pas vous raconter la vie de cette ombre qui est venue, j’en suis sûr, me visiter, pendant mon sommeil, cette nuit du 19 décembre 2010 – une ombre à qui je parlais déjà, les jours précédents, en accumulant des notes indiscrètes sur son voyage terrestre. Etais-je vraiment endormi ? Imprégné de mes recherches du jour, ne me suis-je pas plutôt fait mon cinéma, dans un état de demi somnolence favorable aux visions ?

Que quelqu’un se mêle de raconter ta vie de galère, non, tu n’aurais pas aimé. Tu n’as pas aimé. Et quand on sait ce que disait Jacky, un de tes amants, après la mort de Mohamed

Mais j’anticipe. Attendez…

Parlons plutôt de l’adolescent placé dans des centres d’apprentissage ou autres écoles, dont il s’échappe, puis chez un vieil aveugle musicien qui lui apprend la versification, et qu’il vole pour le remercier.

Etrange garçon, d’aspect efféminé nous dit-on, considéré comme à moitié débile ! En prison à quinze ans ! En fuite. Repris. Emprisonné à nouveau. La vie d’un adolescent perturbé. Qui finit dans une sorte de bagne pour enfants où il commencera à avoir des relations homosexuelles.

Tu as déjà cherché à fuir la France. Devancer l’appel pour le service militaire, c’est le moyen que tu trouves pour gagner d’autres horizons. Pendant plus de dix ans, militaire de temps en temps, déserteur à l’occasion, tu vas errer à travers l’Europe. Te prostituer pour survivre. Préférable au vol, dis-tu, la prostitution correspond mieux à ta « nature paresseuse ».

Toute sa vie il errera dans l’Europe et le monde arabe. Arrêté parfois. Emprisonné. Chassé. L’homme de nulle part, disais-je.

De retour en France, il poursuit ses larcins, s’installe sur les quais de la Seine pour vendre des livres qu’il a volés ! Et tenez-vous bien : quelques mois auparavant  il a été arrêté pour avoir dérobé des Proust à un libraire ! L’enfant imprégné de l’atmosphère des romans populaires a évolué. Ces livres l’avaient fait rêver, avaient peuplé sa solitude.

Que dis-tu maintenant ? Que tu préfères Proust à Balzac. Complicité de deux reclus, l’un dans sa chambre, l’autre dans sa prison. Le vol des livres t’envoie en prison : tu vas y écrire. Pour toi, écrire, c’est encore voler. « Voler les mots ».

Occasion d’évoquer les trois choix sur lesquels repose sa morale, qui est une contre-morale : le vol (nous savons), la trahison (nous l’avons vu : il a volé ceux qui l’ont accueilli avec amitié), et l’homosexualité (nous en avons parlé ; mais peut-être est-il temps d’évoquer ces hommes qui, un moment, ont accompagné ses jours – sans doute faudrait-il plutôt dire : dont il a accompagné les jours.)

Cela commence avec Maurice Pilorge, enfermé dans une sordide prison, condamné  (il a 20 ans !) « à avoir la tête tranchée » pour avoir tué son amant.

Tu disais, toi, l’ombre venue me visiter ce 19 décembre : « Chaque matin, quand j’allais, grâce à la complicité d’un gardien ensorcelé par sa beauté, sa jeunesse et son agonie d’Apollon, de ma cellule à la sienne, pour lui porter quelques cigarettes, levé tôt il fredonnait et me saluait ainsi en souriant : Salut, Jeannot-du-matin ! »

Pilorge fut exécuté le 17 mars 1939.

Tu lui as dédié « Le Condamné à mort »

Cela continue avec Jean Decarnin, jeune résistant communiste, mort sur le pavé de Paris lors des combats de 44.

Aussitôt, tu commences la rédaction de « Pompes funèbres » pour fustiger cette mort qui te prive de ton amant.

Puis c’est le tour d’Abdallah.

 Pour lui, tu écris « Le Funambule » Et que dis-tu ? « … le fil, c’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort – décidé à toutes les beautés, capable de toutes… Mais veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil ! »

Deux chutes, et le funambule abandonne le fil. Délaissé (car tu ne fais pas de cadeaux à ceux que tu aimes), il se suicide. Le cynique que tu es ne pourra  oublier. Tu brûles tes manuscrits, rédiges un testament – étrange, pour un homme sans maison, sans famille, sans liens ! » - et la vie t’emporte ; c’est dans ta nature de fuir.

Le suivant, c’est Jacky Maglia, le coureur automobile.

Celui-là restera , de loin, un des tiens jusqu’à la fin puisque tu l’as chargé de gérer ton héritage. Bien que n’ayant ni maison ni patrie, on a quelque chose à léguer quand on est un écrivain. Comme les autres, Jacky paie un jour l’amitié que tu lui voues. Un accident de voiture : quoi de plus prévisible pour un coureur automobile ?

Il ne meurt pas, heureusement. Mais tu as dû penser que la mort se plaisait à jouer avec ceux que tu aimes.

Le destin le plus dramatique, c’est sans doute celui de Mohamed el Katrany.  Il appelait mon visiteur nocturne : le prophète ; et celui-ci disait de Mohamed : « il y a une poésie dans son visage ».

Et quand Mohamed se marie et que lui naît un enfant, Azzedine, tu t’écries : « J’ai un petit-fils ! » Tu es transporté. Tu t’occupes de l’enfant, tu fais construire une maison pour sa famille. Tu dis même que tu vas demander à Gallimard de t’envoyer tous les Pléiades pour les lui offrir ! Puis tu meurs. Le cancer. Tu meurs et, quelque temps plus tard, Mohamed se tue dans un accident, au volant de la voiture qu’il venait de se  payer avec ton argent, celui que tu lui avais donné. Tu étais généreux avec tes amis. La mort aussi.

Et Jacky, un peu plus tard, à Tahar Ben Jelloun  (il parle de toi) : « J’ai peur… Il a emmené Mohamed ; je ne me sens pas très bien ; j’ai peur… »  Le plus étonnant, c’est que les amants de notre écrivain errant, semés un peu partout, au hasard de ses séjours en pays étrangers, formaient une grande famille. Quand Mohamed meurt, Jacky vient s’occuper d’Azzedine, qui n’est encore qu’un enfant.

Tu avais pensé à tes (vrais) amis : tu leur léguais tout ce que tu possédais, à charge pour Jacky de gérer l’héritage.

Et T. B. J. dans une « lettre à Jean », qu’il t’envoie après ta mort, pour te donner des nouvelles : « Jacky se porte bien. Il gère ton héritage avec une grande prudence et rigueur. Il veille sur ton œuvre et ne permet pas à n’importe qui de faire n’importe quoi avec tes textes. »

Ah, j’oubliais… (c’est pourtant, sans doute, un des volets les plus importants de la vie de mon personnage, son action en faveur des opprimés : pendant des années il aura mis en veilleuse la création littéraire pour combattre les injustices.)

 La mort qui le guettait depuis quelque temps et qui lui avait pris ses amants, il l’avait rencontrée, multiple, terrifiante, dans les camps de Sabra et Chatila. Pour témoigner, il avait écrit « Quatre heures à Chatila », et –  coïncidence ? pas sûr ! – commencé de rédiger « Un captif amoureux », son dernier livre, qui « concerne bien sûr les Palestiniens, mais, derrière ces pages… il y a l’histoire intime, l’histoire secrète, … celle de la recherche de la mère ». (T. B. J.) ; et nous sommes ramenés aux débuts dans la vie de notre auteur, abandonné quelques mois après sa naissance par une mère en détresse.

« Vivre, c’est survivre à un enfant mort », avais-tu écrit. Et moi, je me rappelais les mots de Reverdy dans Le Voleur de Talan : « Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure ». Le deuil de la mère, tu l’avais fait, puisque, au moment où tu aurais pu savoir, « Trop tard ! » avais-tu tranché.

 

 Je sais : mon visiteur nocturne, celui à qui je parlais – je parle – fut un grand écrivain, « le plus grand de l’époque moderne », selon Cocteau, et je n’ai rien dit de son œuvre. Plus tard, peut-être ….

Poète (il a commencé par là, et je dirai un jour pourquoi je n’aime pas sa poésie), romancier (son dernier livre, « Un Captif amoureux », se termine par cette phrase énigmatique  : « Cette dernière page de mon livre est transparente »), auteur de Théâtre (comme Beckett, comme Ionesco, qui me fascinaient dans ma jeunesse : novateur, original, inimitable),

Car il me faudrait parler de ton théâtre, insolite, violent, provocateur, dans lequel tu as su traduire ta révolte ; et cela va te faire rire … l’admiration que nous éprouvions, adolescents, pour un auteur qui avait choisi, pour ce qui le concernait, de rapprocher l’être et le paraître.

 journaliste par raccroc, grand reporter à l’occasion, critique d’art… il fut tout cela, mon visiteur du 19 décembre, date où il aurait eu 100 ans, si la mort ne l’avait pas fauché avant.

Ecrivain « pour sortir de prison », « statufié » par Jean-Paul Sartre, « célèbre dans le monde entier par un livre dont il n’est pas l’auteur » (je vous dirai…), notre homme n’avait pas de maison, dormait dans des chambres d’hôtel, se faisait payer ses droits d’auteur en billets, qu’il plongeait dans une poche de sa veste fermée par une épingle de nourrice, n’ayant pas de banque (propos rapporté par un ami).

 Quoi encore ?  J’étais parti pour écrire un livre sur mon visiteur. Il y aurait beaucoup à dire. Mais je me rappelais ce conseil qu’il donnait à son ami Tahar Ben Jelloun : « Quand tu écris, pense au lecteur, donne-lui ta main ou prend la sienne ; sache qu’il n’est pas obligé de te suivre et qu’à n’importe quel moment il peut lâcher ta main et s’en aller. »

J’espère, lecteur, que tu n’as pas lâché ma main. Bien sûr, tu as reconnu mon visiteur, « Saint Genet comédien et martyr », comme disait Sartre. Voleur, « menteur sublime », corrige son ami Tahar Ben Jelloun,  mais « le plus grand moraliste de son temps », selon Cocteau, qui n’était pas à une contradiction près.

C’est dit : je n’ai parlé que de l’homme. Je reviendrai sur l’écrivain et son œuvre déroutante, magnifique, si l’on veut bien me le demander…

                                       Claude Cailleau  (Sablé, janvier 2011)

 

 

Ce texte a été rédigé avec la collaboration, involontaire,

                du Magazine Littéraire (numéros de septembre 1993 et décembre 2010),

                de Tahar Ben Jelloun, auteur de  Jean Genet menteur sublime  ( Gallimard 2010),

                               et, bien sûr, de Jean Genet, le Personnage, auteur, entre autres, de

Le Condamné à mort et autres poèmes  suivi de Le Funambule (Poésie / Gallimard)

Journal du voleur (Gallimard, 1949 – Folio 493)

Un Captif amoureux (Gallimard, 1986 – Folio 2720)

[Les deux numéros du Magazine Littéraire sont encore en vente à ce jour.]

Une partie de l’œuvre de Genet (théâtre et romans) est disponible en folio.                                                          

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