Au collège – Bribes 2.

Publié le 1 Février 2021

Petits faits du quotidien

Réflexions et portraits

 

Avril 89

 

Une belle définition de l’amour dans l’Antigone de Jean Anouilh, que je fais lire à mes élèves : « Si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s’il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s’il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu’il sache pourquoi, ... alors je n’aime plus Hémon. »

Je dis à mes élèves de 3ème : « Méditez là-dessus. Vous y repenserez plus tard. Je vous souhaite de connaître cet amour-là. »

Ils sourient : je leur parlais comme à des adultes.

 

2020

 

Le professeur parfois recueille des confidences qu’il aurait préféré ne pas entendre. Valérie un jour s’attarde dans la classe et, quand ses camarades se sont éclipsés, elle s’approche du bureau où je commence à ranger mes affaires. « Vous savez… ma mère est maintenant employée à la pharmacie du village. Elle a été obligée de recommencer à travailler, parce que mon père est parti un jour et on ne sait pas où il est. Mais pour ma mère, ce n’est qu’un demi-emploi, alors c’est dur, on n’est pas riche… » C’est dur vous tombe comme ça un jour dans l’oreille. C’est dur, vous avez connu, vous aussi, pendant la guerre de 39. Vous ne savez pas trop quoi répondre. Valérie est une excellente élève. Quelques mots pour lui dire combien je compatis – mais maladroitement, je pense. N’importe : elle a l’air soulagée d’avoir trouvé quelqu’un à qui confier sa peine. Nous parlons un moment, puis, pour changer de sujet, je lui dis : Tu sais, à chaque devoir, ta voisine copie sur toi ; les notes que je mets à ses devoirs, elle ne les mérite pas. Valérie a cette réponse déconcertante : « Je sais, mais c’est ma meilleure copine, alors… je ne peux pas l’en empêcher ».

Relisant ce qui précède, au moment de le saisir sur l’ordinateur, me reviennent  ces propos que parfois je tenais devant mes élèves de troisième ; je leur disais : « Il y en a parmi vous qui copient régulièrement en s’inspirant du travail de leur voisin. Eh bien ça ne me dérange pas ; copier est une activité intelligente : vous lisez les réponses de votre voisin et vous essayez de ne prendre que ce qui vous paraît correct. Ce travail d’analyse me paraît intéressant, mais attention, si vous copiez aussi ses erreurs, je vais m’en apercevoir et vous sanctionner tous les deux. Après il vous faudra vous expliquer avec ce voisin dont vous aurez fait une victime innocente.

Ils me regardent et je sens que ça bouillonne dans les crânes. Personne n’ose élever la voix.

 

Janvier 2021 – Chez les jeunes, le problème, c’est que la langue, elle, ne cesse de bouger, qui leur ferme l’horizon. Je me rappelle une réflexion de Julien Gracq, réaliste devant l’évolution de notre société. Gracq disant que dans vingt ans les gens ne pourraient plus lire ses livres. Il savait que ces gens-là ne maîtriseraient plus sa langue figée. Comme il avait raison, le vieux promeneur des bords de Loire ! Peu soucieux de savoir ce qui arriverait à ses inédits – juste des notes sur des cahiers, disait-il. Eh bien ses héritiers publient en 2021 Nœuds de vie chez Corti,  l’éditeur auquel il fut fidèle pendant toute sa vie. Était-ce prétention de refuser la publication de ses livres en poche ? Pour le lire, il fallait accepter de payer trois fois le prix d’un poche. Autre raison envisageable : ne pas se prendre pour n’importe qui ? Je ne crois pas. C’était selon moi par amitié pour son vieil éditeur. Pour qu’il puisse continuer à vendre ses livres au juste prix. J’ai commandé aujourd’hui ce Nœuds de vie.

 

Relisant ce qui précède… Je me rappelle la logique d’Hervé Bazin – nous étions dans son étroite maison de la rue Bérangère, devant un apéritif (hé oui, sympa notre homme, et curieuse, la petite angevine : une pièce par étage, son bureau tout en bas  mais de plain-pied avec le jardin) – logique lorsqu’il me disait, à peu près ceci : « j’aime bien les profs, parce que c’est eux qui font lire mes livres ; et la bonne idée, c’est l’invention du Livre de poche : ça permet à tout le monde de l’acheter ». Pas du tout l’optique de Gracq, le grand seigneur : peut-être le solitaire de Saint-Florent pensait-il que, si on voulait lire ses livres, il fallait les mériter !

 

31 janvier 2021– Quand je montais à Paris dans les années 70, passant rue Garancière chez Julliard pour voir où en étaient les ventes de mon Stef et les goélands, j’avais l’habitude de flâner rue de Médicis, avant de déjeuner d’un sandwich sur un banc du Luxembourg. Je m’arrêtais toujours devant la boutique de José Corti. De la rue, je voyais au fond de la pièce un vieux bonhomme coiffé d’un bonnet de laine. Toujours assis et qui disparaissait presque derrière des piles de livres. De temps en temps, une femme aussi âgée que lui se penchait pour capter une info, un conseil, avant de s’éclipser. Ayant dans un courrier parlé à Julien Gracq de cette boutique et de ses occupants, je reçus une petite carte (sans date, et j’aurais reconnu entre mille la fine écriture à l’encre noire) :  Mais oui, c’est bien mon vieil ami José Corti que vous aviez vu. Maintenant, c’est un jeune homme qui lui a succédé, Bertrand Fillaudeau. Et de faire l’éloge de celui que, du haut de ses 80 ans, il semblait considérer presque comme un gamin, mais avec amitié et respect. Très courtoisement, à sa manière. Quand je venais le voir, je me disais qu’il devait impressionner ses élèves, j’imaginais mal cet homme se mettant un jour en colère.

 

2020 – un petit malin.

 

Jean-Pierre dans les années 80… un gamin haut comme trois pommes. Il a 11 ans, mais un complexe assumé au sujet de sa taille – il a un peu oublié de grandir et c’est tout un groupe d’élèves du même village, très soudés, qui arrive avec lui en sixième. Quand les grands de cinquième, goguenards, lui demandent : t’as quel âge ? » Il répond : « 9 ans », laissant croire qu’il est un peu en avance dans ses études. On devine qu’il est chouchouté par ses parents ; quand il arrive le matin, il sent les sels de bain, un parfum qui va s’estomper peu à peu dans la journée. Sa mère a dû veiller à sa toilette. J’ai annoncé un petit malin ; Jean-Pierre a l’esprit vif. Je n’avais pas pensé à protéger le secret de la fermeture de mon attaché-case : quand j’arrive, ayant sorti livres et cahiers, je le laisse ouvert et un jour mon petit élève est arrivé pour me montrer quelque chose, je ne sais plus quoi. Et soudain, fier de lui : « Monsieur, je connais votre code… » Évidemment je ne change pas ce code à chaque ouverture. Le petit malin avait les yeux partout.

 

 

23 juin 89

Vanessa apprend que je vais peut-être vendre ma maison. J’entends de l’angoisse dans sa voix quand elle demande : « Alors, vous ne serez plus à Souvigné pendant les vacances ? » Je la rassure. Elle veut m’écrire, comme l’an dernier. Le courrier suivra. En juillet 88, elle était en colonie dans les Alpes. La première lettre qu’elle ait envoyée était pour moi. Quand sa mère l’a appris, à la rentrée, au hasard d’un entretien que nous avons eu, elle n’a pas aimé. Il y avait un peu de jalousie dans sa voix.

Deux ans auparavant, Vanessa était en 5ème. Un matin, je fais entrer mes élèves. Tout le monde s’installe. Je commence le cours. Trois places inoccupées dans la classe. Tout à coup, on entend une galopade dans le couloir. Les pas s’arrêtent devant ma porte. Une petite voix (je la reconnais) : « On va se faire engueuler… » C’est dit (j’aimerais reproduire ici le ton, et faire sentir l’affolement dans la petite voix chuchotante) c’est dit presque tout bas, mais, dans le silence tout le monde a entendu. Quelques secondes, puis trois petits coups discrets sur la porte. . « Entrez ! » Je vois trois petits museaux, celui de Vanessa en tête. J’arrête le groupe : « Attendez : il faut que je réfléchisse, que je voie si je dois vous engueuler. »

Je n’ai pas l’habitude d’employer ce langage devant des élèves. J’en ai même entendu un, en conseil de classe, se plaindre un jour, disant que je parlais trop bien ! C’est grave, qu'un prof ne soit pas compris de ses élèves ; ayant des origines très modestes, je me suis cru autorisé à lui dire qu’il devait faire un effort, que j’évitais d’utiliser devant eux un langage que l’on dit soutenu.

Mais revenons à nos trois petits diables qui attendaient, incertains, le rouge aux joues. Je les invite à aller s’asseoir. Ils glissent, tout penauds, jusqu’à leur place. Les autres, qui ont suivi mon jeu, rient silencieusement et le travail reprend. Des gamins fragiles. Dire que j’avais peur de mes élèves les premières années !...

 

Juin 89

Dernier jour de classe. Je termine avec les troisièmes. Ils sont tous là, les fidèles de la première et de la dernière heures. Le groupe de Solesmes, entre autres : Cécile, Jean-Pierre, Emmanuel, Stéphane, Jérôme, Séverine, Christophe ; et de Sablé, mais dans le groupe, je ne sais pourquoi : Sophie. L’an prochain, ils seront au lycée. Une page tournée. J’en suis autant attristé qu’eux.

Anne-Sophie m’annonce qu’elle part de Sablé. Ses parents s’installent à Vitré, pour les besoins de la carrière du père. Elle est catastrophée. Je le suis aussi. Son amie Vanessa est près d’elle. 17 heures vendredi : fin de la classe. Elles reviennent me voir toutes les deux, s’assurent de mon adresse. Elles disent qu’elles m’écriront. Dois-je les croire ?

Trente ans après, alors que je feuillette ce journal, je sais qu’elles ne mentaient pas en disant qu’elles m’écriraient : d’elles j’ai reçu des lettres pendant une dizaine d’années !

 

8 janvier 1991

Anne-Sophie m’écrit qu’elle me regrette. Je vois bien qu’elle n’aime pas son nouveau professeur de français, et que je suis un peu responsable de cette inimitié.

 

décembre 2020.

Aujourd’hui, alors que je reprends ces petites notes  glanées dans les feuillets ayant échappé à l’autodafé de 95, je me rappelle avoir rencontré, en 96 ou 97 rue Michel Vielle à Sablé, une jeune fille qui me salue, je dis : «  toi, la prochaine fois, je ne te reconnaîtrai pas ». Le petit museau de la gamine est devenu un beau visage aux traits réguliers. Elle a souri. Nous vivons toujours dans la ville où nous avons enseigné. Nos anciens élèves, nous les reconnaissons sans peine et nous aimons –apparemment ils aiment aussi – échanger des souvenirs. Vanessa, c’est étrange, je suis persuadé qu’ensuite je l’ai rencontrée sans la reconnaître ; elle a dû penser que je l’ignorais volontairement.

 

Excusez-moi : les dates se bousculent un peu, j’ai des rapports tendus avec le temps, qui me vieillit trop vite. Heureusement, dans ma tête, je n’ai pas l’âge que me donne l’État Civil.

 

Repris ce vendredi 15 janvier 2021, et complété avec l’apport des années qui ont passé, pour une réflexion sur le métier. Mais j’ai écarté ces notes, conscient que, plus techniques, elles ne vous auraient pas intéressés.

J’ai le projet de commencer prochainement la publication d’un texte retrouvé sur un cahier d’écolier ; en 1975, j’avais entrepris de raconter, au fil des jours, l’histoire de la classe de  sixième dont on m’avait chargé. Relu, le cahier m’a amusé. J’espère qu’il vous distraira un peu de la morosité des jours en cette année 2021.

En parallèle, je continuerai la publication du cycle Pierre Reverdy.

 

Terminé le 1er février 2021 la correction de ces petites notes sur des moments d’une carrière pendant laquelle j’ai travaillé avec plaisir. À venir, donc, au milieu de textes plus sérieux, le petit journal d’une classe dans les années 70.

    

Claude Cailleau

 

Au collège – Bribes 2.

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