Port-Louis, première semaine

Publié le 12 Mars 2023

Port-Louis, première semaine

J’entendais la mer. En bas, sur les rochers du Lohic. Elle soufflait en promenant ses algues. J’entends la mer. La fenêtre n’est jamais fermée. On a froid, M’sieur, disent-ils, parce que je refuse qu’on la ferme. Et que c’est l’hiver. Et que la bise siffle sa petite rengaine, haut dans l’aigu, entre le dehors gris de janvier et la petite fente sous la porte. Attention, dit-il, vous connaissez votre défaut : les phrases trop longues. On perd le souffle en les lisant. Je sais. Il m’énerve à souligner, toujours, mes adjectifs et mes adverbes. La concision, dit-il. Le style fleuri, c’est ringard. Je sais. Mais il m’énerve. Plus tard, je reconnaîtrai qu’il a raison. Mais je ne suis qu’un enfant, un écolier bien sage, le porte-plume en main (comme une arme !) L’air confiné me donne la nausée. Passé vingt fois, cent fois, plus peut-être, dans les poumons de ces gamins enrhumés. On ne ferme pas la fenêtre, dis-je. Question d’hygiène ! Ils râlent. Discrètement, par prudence, mais ils râlent. Le vent de mer m’apporte une odeur de sardine pourrie. Au loin, Lorient, dans une buée de lessive. Celle de ma grand-mère dans le chaudron noirci par le feu de la cheminée. Autrefois. On m’a raconté (enfant ça me faisait rêver)  que le lendemain matin il y avait du givre sur les fenêtres. Et que c’était superbe. Foutue époque, qui a mis de la chaleur dans nos maisons ! Et fait disparaître la féerie de l’hiver. Qui m’a branché sur la solitude. Si Elle vient,  j’entendrai  son  pas  sur  le  chemin  du Lohic. Tu arrivais toujours par ce chemin qui longe la côte. J’entendais ton pas longtemps avant le coup de sonnette. C’était en d’autres temps. Je suis seul maintenant, dans le petit studio que j’ai loué face à l’océan. Seul. Désœuvré. Depuis quand ? Je ne sais plus. Depuis longtemps. Je marche dans la pièce. Regarde au loin l’île de Groix, noyée dans la brume. Quelque chose pourrait commencer en cette minute. Recommencer. Mais je suis seul. Le vent, toujours. M’sieur, j’ai froid aux mains. - Mets-les dans tes poches. - Alors, j’ai le droit de ne pas faire la dictée ? Je ne réponds pas. Petit con ! Il me provoque. Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’il ne me rende pas sa dictée… une de moins à corriger. Fous tes mains où tu voudras ! (ça, c’est ce que j’ai pensé ;  je ne l’ai pas dit, évidemment.) Elle avait des mains de pianiste aux doigts longs, fins, nerveux. Trop d’adjectifs. Style fleuri. Je sais ! Il m’énerve avec sa suffisance. Montre donc ce que tu écris, toi, que je voie…

Toujours en mouvement, les doigts. Il l’écoute qui joue, loin dans sa mémoire. Il n’aime pas la musique. Mais c’est Elle qui joue. Le Prélude est plus beau quand  Elle l’interprète. Ce n’est pas une grande musicienne. Mais il l’entend avec les oreilles du cœur.  Assis de nouveau. Le mur devant lui. Vide. Le spectacle du néant. Pas un grain de saleté pour accrocher le regard. Pas une photo. Rien qui fasse rêver. Qui aide à sortir de cette vie.   Il  avale sa  salive.  Il  est  seul. 

Je  me souviens. La peur  que quelque chose arrive. Une vague, peut-être, froide sur mes pieds, dans la chaleur de l’après-midi. Au Port-Louis, sur la petite plage derrière le rempart. Tu te rappelles ? Tu te rappelles, nous deux ? L’été. Les cris des gamins. Le sable qui vole quand ils passent trop près en courant. Le soleil qui brûle la peau. Cette scène-là me brûle aussi les yeux. Le bonheur, sans doute. Le bonheur parce que je ne sais pas encore. Je te regarde. Tu parles. Je ne t’entends pas. Le bruit des autres, qui vivent en marge. La foule. Qui crie.

Il enfonce sa main dans le sable sec ; et il serre ses dents agacées, parce que ses ongles en sont pleins, qu’il lui faudra retirer les grains, soigneusement, un à un, qu’il en restera tout de même et que, ce soir – ou demain en s’éveillant, dans les draps tièdes dont il fuit tôt la moiteur née de la nuit, si désagréable en regard de la fraîche caresse qui glisse le long de son corps quand il se couche le soir – il y aura encore l’irritante pression entre la peau et l’ongle, répercutée dans tout le corps et dont il ne se débarrassera qu’en baignant ses mains dans l’eau du lavabo.

Au Port-Louis, des jours sombres s’approchent. Je ne le sais pas. Elle venait par le chemin du Lohic. J’entendais son pas… Etc. Etc. L’heure, peut-être, de préparer ce repas que je vais prendre seul. Debout devant la paillasse, près de la plaque électrique. Ne pas casser l’assiette en la sortant du placard.

Il  dit : l’assiette, parce qu’il n’y en a qu’une. Plusieurs verres, mais une assiette. Et qu’il ne veut pas en acheter d’autres. Il pourrait, mais il ne veut pas. Lassitude ? Indifférence ?

 Les mains sur la table quand on mange, disait le père. Il n’y a pas de table ici. Et je ne suis plus un enfant. Alors tes leçons, mon père… Je pourrais, je ne sais pas, sortir. Décider que je n’ai pas faim et sortir. Mais je reviendrais vite pour calmer mon estomac qui n’arrête pas de digérer, la nourriture et ma solitude, là au Port-Louis,  en ce  mois de  septembre  mouillé.  La  Bretagne…  dit-il.  Et  le  vent. Le froid,  parce qu’il y a  du vent. Ce n’est qu’une impression, mais j’acquiesce, pour lui faire plaisir. Je me moque bien du vent. Je n’avais même pas remarqué qu’il        soufflait. Lui, si. Il est vieux, Vil, le vent le gêne ; ça l’embarque un peu quand il marche. Je l’ai rencontré quelque part. Je ne sais plus où. Je n’ai pas envie de me souvenir. Dans ton livre, dit-il (il me tutoie alors que moi, je le vouvoie : je ne sais pas être familier) dans ton livre, les personnages, tu les fais se rencontrer et, après, tu les laisses se débrouiller, oui. Je voudrais bien l’y voir ! S’il croit que c’est facile… Des conseils, il en a plein les poches. Parce qu’il a écrit plusieurs livres. Des romans. Pas des best-sellers, non, mais un succès d’estime, comme on dit. Vil et moi, on est rarement d’accord, mais je l’écoute. J’aime bien l’écouter. Relis Les Faux-Monnayeurs. - Vous ne croyez pas que Gide, c’est un peu dépassé ? - Dépassé !  Et  ses  Nourritures,  hein ? Qu’est-ce que tu en fais ?  Le grand style !… - Le délire, oui.Plus personne n’écrit comme ça. Nos désaccords ? Question de génération. Je l’ai dit : il est vieux, c’est rédhibitoire. Avec son pantalon de lainage démodé, sa veste avachie, et la pipe, éteinte la plupart du temps : un vieux type, mon romancier, en mauvais termes avec la vie. Je ne sais pas pourquoi, parce qu’il ne se confie pas beaucoup. La silhouette, un peu, de l’ivrogne qui aurait abusé du whisky. « Et je m’en vais au vent mauvais qui m’emporte… » Je parle de whisky parce que je sais qu’il aime ça. Je ne devrais pas me moquer de lui. Je l’aime bien. Lui au moins m’écoute. Avec lui, je deviens quelqu’un.

En début d’année scolaire, avec les gamins, c’est pareil : Nous allons  passer   neuf  mois   ensemble ;   il  vaut mieux   nous   entendre (il veut  dire : nous comprendre) sinon ce sera l’enfer. Il n’ajoute pas : pour moi comme pour vous. Mais ils devinent. Baissent la tête. C’est gagné. Et la fenêtre restera ouverte.

 Si Elle vient, j’entendrai son pas avant qu’elle ne sonne. J’aurai le temps de me préparer un visage. Je ne leur dis pas que je l’attends. Les confidences, c’est pour les amis. Un ami, avais-je (ai-je encore) un ami ? Oui, peut-être. A quoi bon me souvenir ? Mon Ami, avec un grand A,  je le connais – je le connaissais – depuis toujours. Depuis la maternelle. Avant, peut-être. Est-ce que nous ne communiquions pas déjà à travers le ventre de nos mères quand elles se rencontraient et qu’elles s’embrassaient,  collées  l’une  contre  l’autre ? Il s’appelait Yves. J’ai écrit, voilà quelques années, une sombre histoire qui lui est arrivée, ici, à Port-Louis. Ceux qui habitent près du château de Kerzo s’en souviennent sûrement. Et de sa fuite sur l’île Saint-Michel, pour échapper aux gendarmes. Sûr qu’ils s’en souviennent, les journaux en avaient parlé. Le livre, lui, est resté dans mes tiroirs. Trop chauds, les souvenirs. Une amitié trahie, ça ne se ressoude pas. Yves, je le connaissais. Enfin…Je croyais. On se trompe parfois. Et finalement, je m’aperçois qu’il ne m’a jamais beaucoup parlé. Le commun du jour, seulement. Des banalités. Rien sur les autres, sur l’existence. Je ne sais pas comment il la voyait, sa vie. Gamin, on ne se parle pas beaucoup ; il est rare qu’on se confie ; ensuite, on oublie ; il a dû vieillir, comme moi, depuis tant d’années. Est-ce qu’on se reconnaîtrait ? La corne de brume résonne au loin. Je n’aime pas ce meuglement de bête malade. Si je le signale, c’est pour l’atmosphère. Port-Louis un jour de septembre. Le ciel tout gris et bas. Le vent, et la vache (c’est comme ça que les gens d’ici l’appellent) au loin qui gémit parce que le vent la chahute. C’est vrai que le cri sourd, épais, suite à un mouvement venu des profondeurs de la mer, ressemble aux meuglements d’un bovin. Il annonce la tempête quelques heures avant qu’elle ne  se  déclenche. A cause de  ce remuement   dans   les   fonds   de   l’eau.   Ce bouillonnement mauvais, dans les entrailles de la mer. Et moi ? Et moi ?… La rengaine sur un vieux vinyle récupéré dans la famille. Moi ? La peur, là, au creux de l’estomac.  La peur que quelque chose arrive, que je ne maîtriserais pas. Je l’ai déjà dit, je crois. Si je répète, c’est mauvais signe. La fenêtre semble aspirer l’air humide du dehors. Il fait froid. M’sieur, moi je n’ai qu’un petit pull : ça caille. - On ne dit pas ça caille, on dit… Je connais l’antienne. Parents indignes, qui envoient leurs gosses au collège sans un vêtement chaud. Et qui vont se plaindre s’il se met à tousser. La fenêtre restera ouverte. Je n’ai pas signé de traité de paix. Je reste en guerre contre les  microbes    de   ces    gorges    qui    ramènent d’épaisses  mucosités.  L’effort  bruyant  pour ramoner à fond et éviter que le tuyau ne s’encrasse me fait toujours sursauter. Ces gamins-là doivent fumer en cachette. Le stylo vient de m’échapper. C’est vrai : il fait froid. Vous pouvez… Non ! Si Elle venait, quand Elle viendra, devrais-je écrire… on connaît la suite. Mon copain habitait tout près. Et Elle n’était pas loin. Voisine aussi. Le hasard. Ecrivez. Et pensez à ce que vous faites. Vous n’êtes pas là pour rêver. Ils baissent la tête. Dociles. Serviables aussi. M’sieur, j’peux effacer le tableau ? Elle arrivait tôt le matin, levée avant le jour. J’aimais son sourire. Et le soleil parce que c’était l’été, que nous étions en vacances. Oubliés l’école et ses vieux maîtres crachotant entre  leurs  dents  pourries. Elle viendra,  c’est sûr.  Aujourd’hui,  demain ou  plus  tard. Je  ne sais pas.  Je ne sais plus s’il peut effacer le tableau, renvoyer au néant ce texte de François Mauriac sur le printemps, que j’ai copié ce matin. Ah, oui, le texte… Le gamin, le geste arrêté. La saison du vieil homme qui sonde ses Mémoires intérieurs (1) n’est pas la mienne. Qu’importe. Alors, M’sieur ? - Attends ! « Ce bonheur dont j’épie tout l’hiver le retour… » Mauriac, c’était Malagar. Et moi… Et moi ? Moi, c’est nulle part. Mon pays, c’est nulle part. Port-Louis, peut-être, mais je ne suis pas d’ici. Bon, tu peux. Je ne suis pas là pour leur parler de ma vie. Ni de mon enfance. Pourtant,  je n’ai pas oublié cette maison d’école… les postillons du vieil instituteur sur mes cahiers parce que j’étais le premier de la classe, donc à la première table, sous  la  pluie  qui  sortait  de   cette bouche édentée.  Et  les taches  sur mes pages.  Quand il râlait, me traitant de cochon, je ne pouvais pas lui dire : c’est toi qui as fait ça, pas moi ! Il m’aurait tué. Non, je n’ai pas oublié. Le bruit de ses pas sur le chemin du Lohic quand Elle venait voir « si tu n’es pas mort ». Je riais. Un moment, Elle eut trois amants. Trois. Ecrivez : « J’ai fait souvent ce rêve… » Ah, Verlaine… Je fais toujours crier quand je dis que je le préfère à Baudelaire. Yves l’aimait aussi, je le voyais bien. Je les voyais rire quand ils ne savaient pas que j’étais là. Il manque encore quelqu’un dans le tableau. Vil va me dire qu’il est temps de lui faire une place dans mon histoire. Son troisième amant ? Un gamin. Je ne me rappelle plus son nom. Je ne veux pas me rappeler. Son prénom, si : Elle l’appelait Pat.  J’étais seul, peut-être, à trouver ce diminutif  ridicule. Quel âge avait-il ? Toujours à demi nu sur la plage. Avec ses longs cheveux sur la figure. On ne voyait plus ses yeux. Elle l’aimait, c’est sûr ; mais comment ? L’avait-Elle déjà entraîné dans son lit ?  Elle le regardait.  Je les regardais.  Ils me regardaient. A mes élèves : Ecrivez : l’imparfait sert à exprimer qu’une action s’est prolongée dans le passé. L’imparfait montre un moment de cette action, comme une photo. Mais c’est fini. Passé. Révolu. Ne reste plus que la photo, cet imparfait, ce présent dans le passé. Partis, les personnages. A vivre ailleurs. Ou morts sans que je le sache. La vie… J’avais mon appareil dans mon sac de plage. Pourquoi ne l’ai-je pas utilisé à ces moments-là ? J’aurais au moins une photo d’Elle. Et de lui. Pourquoi je voudrais une photo de lui ? Je ne sais pas. Il ne faut pas toujours chercher à expliquer. La fenêtre est ouverte. Le vent humide qui vient de la mer me lèche le visage, les mains. Ce reste de pâtes d’hier soir va m’éviter de cuisiner.  J’aurais dû faire  quelques courses ce matin. Si Elle vient,  je n’aurai rien  à lui offrir. En cette saison, les crêperies du port seront fermées. Mais je boirai ses paroles. Je mangerai ses lèvres. Elle rira. Comme autrefois, quand Elle venait sur le chemin du Lohic. Mais sait-Elle que je suis là, et que je l’attends. Où suis-je ? Cette fois encore le passé est entré dans la classe. Sans prévenir. Ils sont tous là, tête levée. Qu’ai-je dit ? Je ne sais plus. La pile de feuilles sur le bureau, ce n’est pas ce livre qui s’écrit, mais les devoirs que je dois rendre. Un vent froid vient de la fenêtre, ou de ce passé qui un moment s’est refermé sur moi. M’sieur, vous avez dit palilalie  (pourquoi ai-je prononcé ce mot ?)c’est quoi, palilalie ? - On ne dit pas c’est quoi ; on dit quel est le sens de. Quel est le sens de. Compris ? Tu n’as qu’à prendre ton dictionnaire. Vos stylos : on va faire un contrôle de grammaire. - M’sieur, une feuille double ou une feuille simple ? Je ne sais pas. (Je m’en fous, mais je ne peux pas te le dire.) - Prenez une feuille double : ce sera plus simple… (2)

  1. Mémoires intérieurs, François Mauriac, Editions Flammarion, 1959.
  2. Le propos est de Martial Planchais, un collègue, rapporté par Catherine C. Il avait plu aux élèves, disons : à ceux qui se sentaient sûrs de réussir leur devoir.

 

Claude Cailleau, Et je marche près d’Elle, 1

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