L’auberge espagnole

Publié le 21 Février 2023

L’auberge espagnole

(Chronique, fragment)

 

C’est d’Yves qu’il me faut parler. Peut-être arriverai-je à résoudre l’énigme de sa disparition. Un jour, il se peut qu’il revienne, que je lui serre la main. Ou que nous nous battions, comme lorsque nous avions dix ans et qu’il gagnait, parce qu’il était le plus fort. Je saignais du nez. Il m’aimait bien à ce moment-là, à cause du sang. Il me soignait, avec les attentions d’un frère. J’essuyais sur ma lèvre une salive amère. Je venais de mâcher une feuille sans y penser. Je m’étais peut-être empoisonné, mais cela n’avait pas d’importance : je tuerais Yves avant de mourir. C’était ma façon de l’aimer.

Il nous prenait aussi des fringales d’aventures. Nous partions droit devant nous. Nous avions vingt ans. Au bout du voyage, il y avait toujours la mer, et des filles nues sur le sable. Yves rieur, et moi morose. Rien ne lui paraissait impossible. C’était peut-être encore Elle qui nous regardait, sur le sable, ce jour-là, et de là qu’est venu notre malheur.

Il faudrait, si je veux le dépeindre, lui glisser une pipe entre les dents, au coin droit de la bouche, à cause de cette désinvolture qu’il avait. (Mais il ne fume pas le tabac noir, éteint depuis longtemps, creusé en son centre. La pipe elle-même est rongée, sans couleur ; de temps en temps, le geste de la retirer, le fourneau entre le pouce et l’index, le bec pointé vers l’interlocuteur, pour appuyer les paroles.) Moi, je n’entends pas. Je n’aime pas cette attitude. Je n’aurais pas dû en parler puisque je suis seul à la connaître et que personne ne pourra me contredire.

Il faudrait aussi lui fermer un œil à demi, pour agrandir l’autre, et lui donner cet air de connivence avec les choses, que je m’émerveillais de découvrir en lui et qui m’irritait aussitôt. Semer sur son visage ces boursouflures dont je me suis longtemps étonné, et qui n’étaient pas un symptôme de maladie. Il était le seul être dans le verre duquel j’aie accepté de boire. Je donne ce détail par souci de vérité.

Avec toi, on ne sait jamais, dit Yves. Tu es si dur avec toi-même que tu nous précède toujours. Tu ne t’aimes donc pas ? Il a dans le regard une sollicitude immense. A cet instant, je peux mesurer l’affection qu’il me porte, qui n’est pas feinte, mais refuse toute indulgence. Tu m’ennuies avec ta haine du mensonge. Il faut mentir pour vivre ! Yves debout sur la terrasse de cette auberge, accoudé à la balustrade, le visage dans l’ombre. Et moi, le soleil dans les yeux. Cette lumière aveuglante entre nous, moi obligé de baisser les yeux : je n’ai jamais vraiment regardé Yves. Certains jours, je me demande si je n’avais pas un peu peur de lui, de me retrouver en lui que je n’aimais pas vraiment, qui mentait jusqu’où ?

La terrasse domine des prairies qui descendent en pente douce vers la rivière. A hauteur du coude, Yves a un méandre de la Seine, luisant de soleil. (Mais cette auberge n’existe probablement pas. Ils l’ont cherchée, un soir, alors qu’ils avaient trop bu, ou qu’ils étaient saouls de peine, qu’Elle les avait humiliés comme des gosses) Tu sais, cette taverne proche d’un bois, avec le fleuve en bas. Il y avait aussi des chambres. On y jouait du violon : curieux pour une auberge ! Il mentait, c’est sûr. Je n’avais aucun souvenir de cette halte dans notre vadrouille. Un patron artiste, dit-il, et les murs peints de fresques étranges. Erotiques. A moitié convaincu, c’est moi qui les vois maintenant. Je sais que personne ne me croira. Mais qu’importe ?

Ils ont dû s’y arrêter un jour. Oui, c’était quand nous revenions d’Espagne. Mais où ? Le vent bruissait doucement le long de la voiture car nous ne roulions pas vite. Je voyais Yves chercher, une main sur le front, à la racine des cheveux, là où la peau luisait de sueur. Je l’écoutais découvrir cette auberge et tout ce qui nous reliait à Elle. Nous n’étions jamais allés en Espagne. La pluie s’est mise à tomber, diluvienne. Un ciel bouché. L’impression de rouler dans un tunnel. Yves… combien de fois l’ai-je pris en défaut ? Ce n’était même pas mentir. Seulement qu’en lui coexistaient deux êtres différents. L’on ne savait jamais à qui l’on avait affaire. J’étais faible. Je ne voulais pas le détromper. Nous étions allés en Espagne. Il avait ses bons yeux. A cause de l’alcool, sans doute. J’étais, moi aussi, double dans le miroir.

Les deux mains crispées sur le volant, je regarde droit devant moi. J’aime ma voiture. La pluie qui vient frapper les tôles m’isole du monde et renforce mon impression de bien-être. Le pare-brise, balayé par les essuie-glaces, se brouille et s’éclaire tour à tour. Seul (j’ai dû déposer Yves quelque part, ou il n’est pas venu) je navigue à l’aveuglette, au centre de l’averse. Je ne sais déjà plus qui je suis, où j’allais. Toi, dit Yves, tu n’es personne.C’est comme si tu étais tout le monde à la fois. J’ignore s’il entend me faire un compliment ou s’il reproche, mais je souris parce que c’est Yves qui parle. Ainsi, accoudé à la balustrade, sur la terrasse de cette auberge (mais il ne veut pas donner trop d’importance à cette scène : un simple moment de la vie, dont on ne se souvient plus le lendemain, qui resurgit dix ans après pour prendre une signification  dont on s’étonne), c’est lui qui parle. Sa voix résonne dans la salle vide du bistrot, minuit passé, quand tout le monde est parti et qu’on reste seul, la lèvre amère d’avoir trop bu. Qu’on engueule l’aubergiste, un colosse aux manches retroussées sur des bras de docker, et qui n’aime pas ça. On a peur de lui mais on gueule. Pourquoi ? On n’en sait rien. Ca finira comment ? La lèvre amère, c’est moi. Il pleut. Un déluge. L’eau claque contre les vitres. J’ai soif  tellement j’ai bu. Je tends mon verre à des cataractes.

                       Claude CAILLEAU (Chronique, 1970 – texte repris en 2022)

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