RENCONTRE AU PORT-LOUIS

Publié le 17 Mars 2022

RENCONTRE AU PORT-LOUIS

Elle est arrivée dans mon dos. J’étais accroupi devant une flaque d’eau, occupé à observer les pierres noyées, granits usés, arrondis par les vagues, où le soleil allumait les micas, comme de petits yeux de braise. C’était au Port-Louis, je me rappelle, dans les rochers, non loin de l’embarcadère de Gâvres, et justement, là-bas, le bateau, qui fait la navette plusieurs fois par jour, se préparait à accoster, avec sa charge de touristes aux vêtements bariolés.

Elle est arrivée dans mon dos, et tout de suite :

- Bonjour, Madame.

J’ai regardé autour de moi et je n’ai vu âme qui vive. Elle a repris :

- Bonjour, Madame.

Je me suis retourné. Elle était là-haut, perchée sur son rocher, à deux mètres au-dessus de moi. J’allais lui demander si elle connaissait beaucoup de femmes à barbe, quand elle a corrigé d’elle-même, sans s’excuser :

- Bonjour Monsieur. Vous faites quoi ?

Je dois reconnaître que, l’instant d’avant, penché sur mon trou d’eau et lui tournant le dos, mon bob sur les oreilles, je n’étais pas vraiment identifiable.

Accrochée, si je peux dire, à sa question, elle n’avait pas bougé. Curieuse petite bonne femme, piétée là-haut comme une statue. Rigolote avec sa tenue de fête. Avant de pousser plus avant mon investigation, je me suis dit : encore une mère qui projette sur sa fille ses fantasmes de coquetterie. Elle n’était pas vêtue comme toutes les gamines que l’on peut croiser sur les plages ou les rochers du Lohic. Non : ni maillot de bain, ni short, ni galure fantaisie. Elle n’était pas non plus armée de ces filets à crevettes ou de ces petits râteaux qui servent à la pêche côtière. Seulement d’un petit sac sur l’épaule. Pour le reste, on aurait dit qu’elle se préparait à rejoindre les invités d’une fête pour gamins, boom ou repas d’anniversaire. Une petite robe d’un rouge claquant, bordée en bas de dentelle blanche. Sans doute à manches courtes, mais par là-dessus elle avait enfilé un gilet fantaisie dont les deux pans battaient au vent, n’étant pas attachés. Sa couleur, je ne saurais dire. Cela n’a pas attiré mon attention. Gris, je suppose. Passe-partout, ce qui explique que je n’en aie pas souvenir. Mais classe, le gilet, comme le reste de la tenue. Je vous l’ai dit : on aurait juré qu’elle allait à une fête. Et là-bas elle le quitterait pour montrer sa belle robe. Bref, une tenue pour bal de petite fille bien élevée.

Comme je n’avais pas répondu à sa question, tout occupé que j’étais à la regarder, elle a repris d’un air agacé :

- Qu’est-ce que vous faites ?

Toujours là-haut, sur son rocher, et moi en bas, elle me dominait. Je n’aime pas les situations où je me sens en état d’infériorité. J’ai dit, brutalement :

- Descends de là, si tu veux causer. Où tu es, on voit ta culotte.

C’était vrai. L’étoffe légère de sa obe qui battait au vent laissait voir un sous-vêtement d’une blancheur irréprochable : rien à dire, mais quand même … Bon, d’accord, à 10 ans on n’a pas toujours ces idées en tête. Mais, quand même, elle aurait pu y penser.

Elle avait rougi, devenue muette soudain. Un temps, comme pour me narguer. Puis elle est descendue, pas gênée le moins du monde.

- Tu ne m’as toujours pas répondu.

Le tutoiement m’a surpris, mais je n’ai pas détesté. Elle faisait comme si on se connaissait depuis un moment. J’ai simplement pensé qu’elle était un peu culottée : on n’avait pas gardé les cochons ensemble, comme on disait dans mon enfance. Mais j’ai aimé. J’étais seul. En vacances. Il faisait beau. Je n’étais pas pressé, quoique l’heure du repas approchât, et que j’aie su que j’étais attendu.

- Je cherche des cailloux, ai-je dit.

Elle a rigolé.

- Des cailloux ?… Ça va pas ! Y a pas à les chercher. Y en a partout. Et puis, à quoi ça sert, de ramasser des pierres ? Tu veux construire ta maison ?

Elle devait penser que j’étais barge. Elle a ajouté, revenant au vouvoiement, peut-être par sanction :

- Qu’est-ce que vous faites quand vous ne cherchez pas des pierres ?

J’ai menti, pour me donner de l’importance :

- Je suis un homme de sciences.

Elle a fait la moue. Mais, curieuse…

- Et les pierres, c’est pourquoi ?

Alors là, je ne me suis pas laissé faire. Qu’elle comprenne ou pas, ça m’était parfaitement indifférent. Elle commençait vraiment à me courir. J’étais sûr qu’elle n’allait pas me suivre sur le terrain où je m’engageais, mais je me suis lancé. J’ai vidé devant elle le sac en plastique où j’avais glissé mes trésors, de pauvres galets malmenés par la mer, et j’ai dit :

- Tu vois : aucun de ces cailloux ne ressemble à son voisin. La matière dont il est fait, sa forme, ses blessures, ses cicatrices, tout cela lui est personnel. En plus, ces pierres-là n’ont pas toutes le même âge. Le chemin qu’elles ont suivi pour venir se noyer dans cette flaque de mer où je les ai cueillies a été différent pour chacune. Elles ont eu leurs aventures. Elles ont vécu, en quelque sorte. Et ce n’est pas fini. Parce qu’elles sont quasiment immortelles. Mais comme chez les humains il y en a de plus résistantes que d’autres. Certaines ont eu une vie plus riche en événements.

La gamine me regardait, interloquée. J’ai ajouté, pour l’achever :

- Moi, les pierres me parlent quand je les observe. Elles me racontent leur histoire. Mais quand je les ai étudiées, je les rapporte à l’endroit où je les ai prises, ces pierres, pour ne pas les perturber quand elles voyagent dans le temps

Là, j’ai bien vu qu’elle ne me suivait plus. Comment une enfant pouvait-elle me comprendre, elle pour qui une phrase ne peut avoir deux niveaux de lecture ? J’ai cru bon de préciser :

- Quand j’ai fini de les interroger, je les rapporte là où je les ai prises. Sinon c’est du vol. Enfin… quand elles ne disent rien, c’est moi qui imagine.

- Alors, vous êtes poète…

Surprenante, la gamine. Plantée devant moi, dans ses habits du dimanche démodés, elle me regardait. J’ai cru lire de l’admiration dans son regard qui ne cillait pas. Je n’ai pas supporté. Poète… poète… comme elle y allait ! Poète, j’aimerais bien, mais je n’ai jamais songé à me parer de ce titre.

- Tout juste un peu poète, si tu veux . Mais pas vraiment. Enfin… je ne sais pas.

Subitement, je l’intéressais beaucoup plus.

- Attendez, je vais vous aider.

Elle s’était accroupie et fouillait dans la flaque. J’ai crié :

- Surtout pas ! Je suis seul à savoir quelles pierres vont me parler. Certaines restent muettes, même si je passe des heures à les interroger.

J’ai ajouté – et ce n’était vraiment pas aimable, parce qu’elle était mignonne, cette môme, et serviable – j’ai ajouté :

- Relève-toi : tu me fais de l’ombre, et tu vois bien que tu n’y connais rien.

Ca ne l’a pas démontée, la fille. Plantée sur ses ergots comme un petit coq, agressive, elle a bougonné :

- Je ne sais pas pourquoi je reste avec vous.

C’est vrai, je commençais à me le demander, moi aussi. J’ai dit sèchement :

- Tu n’es pas obligée.

- Oui, mais… (elle faisait semblant d’essayer de se rappeler) ah, oui, c’est ça que je venais chercher.

Elle a arraché sans précaution une touffe de varech qui couvrait un rocher. Elle mentait, c’était évident, pour se donner une contenance, mais je n’en avais rien à faire.

Nous nous étions tout dit. Le temps passait. Bientôt 19 heures.

- Bon, salut ! ai-je dit, pour clore familièrement la conversation. On m’attend…

Et pour plaisanter :

- La prochaine fois, mets un short au lieu d’une robe, quand tu viendras dans les rochers. C’est pas une tenue pour aller à la pêche aux moules.

- Vous partez déjà ?

- Tu vois…

Elle a paru vraiment déçue. J’avais tourné les talons et je commençais à grimper pour rejoindre le sentier, quand je l’ai entendue, dans mon dos :

- Mon père, il est pompier. C’est lui qui soigne les gens sur la plage.

J’ai fait demi-tour. Elle était debout, son varech à la main, les yeux braqués sur moi. Immobile mais – était-ce la force de son regard ? – j’aurais juré qu’elle avançait vers moi.

- C’est bien, ai-je dit bêtement, parce que je ne trouvais rien d’autre, conscient tout de même que ma réponse n’était pas très originale. J’avais repris la montée quand…

- Et vous savez, il surveille aussi les gens qui se baignent. Il en a déjà sauvé.

Plusieurs fois la petite voix a résonné dans mon dos. Visiblement elle voulait me retenir. Et elle y parvenait. Mais les meilleures choses ont une fin. On m’attendait vraiment. J’étais maintenant tout en haut, sur le chemin du Lohic.

- Au revoir. On se reverra peut-être, ai-je crié à la petite fille qui restait figée, en bas, près de la flaque d’eau. Toute seule, et l’on aurait eu envie de la prendre par la main, pour l’emmener sur les routes de la mer, à la recherche des cailloux bavards, des pierres vagabondes, de toutes ces choses que ne voit pas le commun des mortels, mais qu’un enfant peut-être…

(On se reverra… Menteur ! Je savais bien que je partais le lendemain matin.)

- Au revoir, ai-je répété. Et je me suis aperçu que je ne connaissais même pas son prénom. Comme je voulais tout de même en mettre un sur son visage dans mon souvenir :

- Comment t’appelles-tu ?

- Florence. Et vous ?

- Mon nom m’appartient. Je ne le donne pas, ai-je répondu sottement. Maintenant je le regrette. Mais je n’ai jamais aimé mon prénom, qui me vieillit ; et puis, étais-je bien sûr, à ce moment, d’en avoir un, seul sur ce chemin du Lohic, comme je le suis souvent, alors que tous les autres promeneurs que je voyais s’éloigner marchaient en couple. La petite a crié, car j’étais déjà loin :

- Bon, moi aussi je m’en vais. Mes parents m’attendent.

Bougonne. De l’air de dire : tu sais, si je suis restée un moment avec toi, c’était bien pour te faire plaisir.

Mais je devinais dans le ton un regret, une troublante insatisfaction qui m’a touché, moi, le vieux chercheur blasé, venu en cette fin d’août jusqu’au Port-Louis recueillir quelques pierres voyageuses.

Où es-tu, Florence, aujourd’hui ? Portes-tu encore de temps en temps ta petite robe de fête rouge aux dentelles de neige ? (Mais non : tu as grandi, sans doute, depuis l’an dernier, elle est devenue trop petite). Te rappelles-tu le vieil homme rencontré un soir au bord d’une flaque de mer ? Lui ne t’a pas oubliée. Tu es entrée dans sa mémoire. Et tu vois, il a même écrit ce texte pour parler de toi. Ça te ferait rire si tu le savais. Je te parle encore, de temps en temps, mais tu ne me réponds plus.

Me reste l’impression d’avoir manqué un rendez-vous. Oh, je reviendrai un jour sur ces rochers du Lohic. Je me pencherai de nouveau sur les flaques laissées par la mer. Peut-être, en relevant la tête, verrai-je de nouveau cette petite silhouette d’enfant habillée comme pour un bal. « Bonjour, Madame ». La petite voix résonnera dans le calme du jour tombant. Mais cette fois j’essaierai de mieux écouter ses silences.

 

                                                                        Claude CAILLEAU, août 2003

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