A bâtons rompus…

Publié le 18 Septembre 2021

A  bâtons rompus…
Marcel Arland à la NRF

Oui,  la photo ci-dessus montre la maison d’enfance de Marcel Arland à Varennes-sur-Amances. Quand nous y sommes allés, ma femme et moi, la vieille pompe rouillée était toujours là, de l’autre côté de la rue. Son grincement réveillait l’enfant tôt le matin, quand les femmes du village venaient chercher dans des seaux l’eau fraîche de la journée. Dans quel livre de Marcel Arland ai-je lu cela ? Et l’ai-je lu ? Peut-être, arrêté devant l’antique pompe qui ne servait plus depuis longtemps, voyais-je le cortège des villageoises caquetantes se hâtant de repartir vers leurs tâches d’esclaves de la famille. En revanche, c’est bien dans Terre natale que j’ai pu retrouver le petit Marcel et ses terreurs de gamin menacé par un destin qui ne lui faisait pas de cadeaux. Dans l’homme qui avait brillamment réussi, c’était l’enfant meurtri que je retrouvais lors de mes visites des années 70 ; et je comprends mieux maintenant la chaleur de son accueil lorsqu’on frappait à sa porte rue Sébastien-Bottin, fût-on un visiteur inconnu, autant que Malraux, Duvignaud ou Paulhan. Ou Jacques Brenner, ou Henri Thomas. Etc. Etc. Tant d’autres. Quel honneur j’ai eu de passer des heures dans ce bureau ! 

 

Quand j’ai décidé de consacrer un dossier des Cahiers de la rue Ventura à Marcel Arland, j’ai tout de suite pensé à Guy Rohou, qui a beaucoup écrit dans la NRF des années 60 et 70. Deux fois l’écrivain m’a reçu dans ses maisons des champs. Dans la Sarthe en 1994, dans l’Orne en décembre 2008. La première fois déjà nous avions parlé de sa collaboration à la Revue. « C’était au temps de Marcel Arland, un écrivain de qualité, entré avant sa mort dans un purgatoire qui risque de durer. On n’écrit plus comme cela maintenant. »

L’admiration de Guy Rohou pour le directeur de la NRF s’entendait dans tous ses propos. « C’était un homme qui connaissait tout le monde en art, en littérature. »

Quand je lui avais dit : « Votre collaboration à la NRF s’est achevée au départ de Marcel Arland », il n’avait pas commenté. Mais, au moment où j’allais partir, il avait pris dans sa bibliothèque un numéro de la Revue – celui de mai 1994 – et il avait lu d’une voix tranquille : « Quels écrits, dans le bruit du monde, n’ajoutent au silence ? »

Pour préparer le dossier, ma femme et moi sommes allés à Varennes-sur-Amance – et à Langres où l’on trouve un fonds Marcel Arland. A l’étage, dans les réserves, dort une partie de sa bibliothèque, et – surprise ! - parmi les manuscrits, l’ensemble des lettres qu’il a adressées à Guy Rohou dans les années 60 et 70. Je me suis hâté de demander qu’on me descende cette correspondance, et ma curiosité n’a pas été déçue. J’y retrouvais le ton des lettres que j’ai reçues de M. A. à partir de 1971. Courtoisie et délicatesse quand, au début, il doit annoncer à G.R. que ses textes ne plaisent pas trop à Jean Paulhan, donc ne paraîtront pas dans la NRF. Le 23 février 1966, il écrit : « Je ne suis pas parvenu à faire partager mon avis sur vos textes. Il me faut vous les retourner. Je ne le fais pas sans regrets, et je garde l’espoir que d’autres textes… »

La période des refus ne dure pas puisque je relève dans une lettre d’octobre 1967 : « …votre note sur… est excellente. Votre critique, depuis vos débuts à la NRF, est devenue de plus en plus organisée, concise, ferme, forte… »

Cette correspondance me livre un écho – qui m’amuse ! -  des problèmes du couple L. dans l’ombre du Comité de Gallimard, l’homme ne se sentant « pas bonne conscience envers la Revue » ! Lira qui voudra. C’est à Langres, et l’anecdote ne manque pas de sel. Qu’on sache cependant que Marcel Arland fait preuve là encore de tact et de mesure…

De temps en temps, il demande à Guy Rohou de collaborer en lui proposant un thème. Quand, par exemple, il prépare le numéro sur les correspondances d’écrivains : « Vos pages semblent constituer l’une des lettres les plus séduisantes… Il suffirait d’inventer… Qu’en pensez-vous ? »

En octobre 1976, il annonce son prochain départ de la NRF : « Beaucoup de travail…peu d’aide (où est Madeleine Lacour ?) Je n’y reste que pour répondre au vœu de quelques amis. Mais tout a une fin. »

Et, pour le dernier numéro… « J’aurais souhaité publier un texte de vous avant d’abandonner…la responsabilité de la revue. J’avais pour vous-même et pour votre œuvre une sympathie véritable. »

Je m’arrête. Tout est dit.

Dans un courrier de décembre 2008, Guy Rohou m’écrit : « L’œuvre de Marcel Arland est grave, secrète, singulière. Peut-être pour donner exceptionnellement raison au préjugé tenace, absurde et affligeant qui rapproche l’homme de ses écrits, elle s’accorde assez bien à un homme amical, attentif, un peu crispé, dont on est heureux de l’avoir approché, écouté, connu un peu… C’est dans son bureau de la rue Sébastien-Bottin que je l’ai rencontré en 1965, m’accueillant avec chaleur et attention, publiant mes premiers textes comme ceux de beaucoup de jeunes écrivains. A ses paroles, il laissait deviner cette tension, cette gravité, cette passion qui éclairent ou assombrissent ses plus beaux textes. L’enfant, la femme, les tourments de l’amour sous-tendent le désir de trouver une morale à la mesure de l’homme… Une œuvre au noir, dont il nous faut découvrir les clés. »

Ces clés, je crains que le lecteur du 21ème siècle, dans sa recherche forcenée d’un bonheur factice, ne les trouve jamais ! Moi, je rouvre mes classeurs ; j’y retrouve les lettres que m’adressait, dans les années 70, le directeur de la NRF. La première, tenez, commençait ainsi : « Cher Monsieur, votre livre m’a suivi à l’île de Ré où je passe deux ou trois semaines de vacances… » C’était en 1971. Je venais de signer chez Julliard les deux ou trois cents services de presse de mon roman Stef et les goélands. J’en avais fait envoyer un à Marcel Arland, avec une dédicace très personnelle. Le résultat dépassa mes espérances. Qu’avait à faire le directeur de la NRF, d’un jeune écrivain qui ne publiait pas chez Gallimard ? C’est pourtant une grande lettre d’une page que je reçus. « J’ai lu votre livre avec attention, bien qu’entraîné par le cours du récit. Il ne m’a pas déçu, loin de là. » Suivait une critique qui me fit rougir d’émotion : « Vous avez le don de partager la vie intime de vos personnages, tout en laissant à chacun son relief… Tout participe d’un même courant dont vous êtes la source. Courant si généreusement humain qu’il ne peut que nourrir vos prochaines œuvres. » La lettre se terminait par quelques conseils, délicatement formulés… « Mais tout cela, vous le sentez aussi bien que moi. »

J’étais comblé. Depuis des années, je lisais, relisais, les livres de Marcel Arland. La Consolation du voyageur, Je vous écris, La Nuit et les sources m’avaient fait entrer dans l’univers de cet écrivain qui nourrissait son œuvre de sa vie et chez lequel j’avais reconnu une sensibilité proche de la mienne. Cette lettre de septembre 1971, je me suis longtemps demandé ce qui avait incité Marcel Arland à l’écrire. Et je n’ai pas la réponse.

Mais ce fut le début d’un échange qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain. Occasion aussi de plusieurs visites que je lui rendis à la NRF, entre 11h.30 et 13h.30. C’étaient ses heures. Sans doute celles où il était le plus tranquille. En entrant, je le trouvais assis devant le bureau de gauche, et, parfois, en face de lui, les deux bureaux étant en vis-à-vis, il y avait Jean Grosjean, qui ne se mêlait pas à la conversation mais nous écoutait en souriant. Nous parlions de Gide, de Roger Martin du Gard, de Schlumberger, de la NRF des débuts. Jamais de celle de la guerre. Il me dédicaçait ses livres. Sur mon exemplaire de Attendez l’aube, par exemple, je lis : « A Claude Cailleau, en bien amicale sympathie, et avec toute ma confiance pour l’œuvre qu’il élabore. »

Il faut croire que mon livre lui avait plu, puisque le 31 mai 1972, il m’écrivait : « Peut-être avez-vous été avisé que l’Académie Française vous avait décerné un de ses prix. Nous en avions décidé en commission, sans difficultés, Pierre-Henri Simon et Jean Mistler partageant mon avis. »

Et quand paraît, aux Editions Hachette, un très bel ouvrage de grand format, Océan d’Armorique, consacré aux écrivains de la mer et dans lequel on trouve quelques pages de Marcel Arland mais aussi deux extraits de mon roman, il m’écrit : « Je suis ravi de notre rencontre dans l’Anthologie de Louis Le Cunff, en attendant une prochaine rencontre à Paris. »

Bien qu’ayant décidé de ne plus rien publier, malgré le succès de mon premier livre – pari tenu pendant 27 ans ! – je n’ai cessé, dans les années 70 et au début des années 80, de le consulter sur mes textes ; et il me répondait toujours avec tact et gentillesse. Comme si j’avais été son unique correspondant. Il m’avait prévenu : « Je vous dirai franchement ce que j’en pense, même si je suis amené à des réserves. » Et j’ai aimé qu’il ne s’en prive pas : je n’en ai que mieux apprécié les louanges quand elles venaient.

Le 14 septembre 1973, par exemple : « …je suis à présent dans l’île de Ré où j’ai pu relire vos textes. Je les aime beaucoup. Aucun d’eux qui ne soit personnel… Précis dans leur discrétion, aussi évocateurs que simples, reliés par le thème de la solitude,… » Mais en 1975, à propos d’autres textes : « Je viens de les relire. J’aime ces approches d’un être, le ton aussi, qui me semble juste et plein de résonance. Mais je crains que le lecteur s’y retrouve mal, qu’il hésite, qu’il confonde, qu’il vous reproche de…réclamer de lui trop d’efforts. »

Si je cite ces quelques fragments de lettres, c’est seulement pour montrer la délicate attention que Marcel Arland accordait aux jeunes auteurs qui venaient vers lui.

Moi, je guettais la sortie de ses livres. Je les emportais en vacances. Je vous écris m’a accompagné pendant des années. J’ai aimé que les éléments autobiographiques envahissent, squattent peu à peu les textes de fiction, leur donnent leur relief dramatique. Déjà, dans Terre Natale, la question : « Qu’est-ce que vivre ? » Et beaucoup plus tard, dans les derniers textes : « Eh bien voici la mort. Qui a vécu ? Qui va s’éteindre ? Qui se muer en terre boueuse et cendre ? »

Lire un texte de Marcel Arland est toujours un plaisir. La pureté de la langue… Quelle maîtrise dans l’écriture ! Je le lui ai dit un jour, maladroitement, et il a souri.

Dans mes lettres, je lui parlais de ses livres. Il me répondait : « Je crois que vous avez intimement compris et senti Attendez l’aube, et j’en suis heureux… Je vous reverrai avec plaisir et nous parlerons… » Cette lettre, du 14 septembre 1973, se termine par ces mots : « J’ai pu passer quelques jours en Auvergne : c’était d’une beauté à peine tolérable. »

J’aimais cette sensibilité, la façon qu’il avait de faire entrer son correspondant dans l’intimité de ses jours et de partager avec lui  un peu de ses émerveillements.

Ses livres, je les ai tous achetés, au fur et à mesure de leur parution. Je les saluais parfois dans un quotidien. En 1973, quand mon article sur Proche du silence sortit dans les pages culturelles du Courrier de l’Ouest : « Je vous remercie de cette étude dont la délicate compréhension me touche vivement. »

Je me sentais bien dans le monde de Marcel Arland. Je veux dire dans l’univers de ses livres, même lorsque je cheminais aux côtés de « l’invivable héros » de L’Ordre. Mais j’étais sensible, aussi, à l’atmosphère amicale et feutrée de ce bureau de la NRF où ont dû passer tous les grands écrivains de l’époque. Peut-être cette chaise sur laquelle je m’asseyais avait-elle été occupée par Malraux et Albert Camus…

La dernière lettre que j’ai reçue de Marcel Arland est datée du 14 avril 1985. En tête : 2, Cour du Pressoir – Brinville – 77930 PERTHES. Au-dessous : le numéro de téléphone (mais je n’ai jamais osé l’appeler ; peut-être, cette année-là, aurait-il aimé m’entendre : je me rappelle ces quelques lignes rédigées le 11 février 1985 et qui ne paraîtront qu’après sa mort, dans le n° 498-499 de la NRF : « Dans ma solitude et mon tourment, Brinville est devenu pour moi une prison. ») Dans sa lettre, il m’écrit : « J’ai 86 ans bientôt ! »  Ce point d’exclamation exprime à lui seul toute la détresse du vieil homme arrivé au bout du chemin.

Comme Anne Walter, je peux dire : « Après toutes ces années, Marcel, je vous lis encore. Ce n’est pas l’oubli. Vous êtes la langue française dans tout son éclat, humide et tremblé, son charme, son ampleur et toutes ses nuances. »

Quand Chardonne écrit : « Nous sommes de passage. La vieillesse, la solitude, c’est pire que la mort, laquelle n’est rien. La vieillesse, c’est toute notre vie qui remonte au cœur »,

que répondre, sinon « Le seul endroit où aller, c’est en nous » ?  Aller en soi, Marcel Arland l’a fait mieux que quiconque.

Si son œuvre n’a pas encore trouvé sa place, espérons qu’elle la trouvera. A nous de rouvrir de temps en temps ses livres pour faire revivre un moment celui qui a été non seulement un acteur mais aussi un grand témoin de la vie littéraire de son temps.

                                   Claude Cailleau, Sablé, décembre 2008 -  janvier 2009. Relu en sept.

 

C’est dans les premières pages de Attendez l’aube que je retrouve une dédicace qui me fit chaud au cœur. Le rédacteur en chef de la NRF, qui avait lu mon Stef et les goélands, écrivait le 15 juin 1972 sur mon exemplaire de son livre cet amical salut !

A  bâtons rompus…

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article