Ma classe de sixième 1973-1974 - 20 octobre 73

Publié le 11 Juillet 2021

Ma classe de sixième 1973-1974 - 20 octobre 73

Samedi. Nous sortons de deux jours de grève forcée. Je n’ai guère envie de travailler. Je me fais violence. J’ai raison, d’ailleurs, car, pris au jeu, je finis par m’amuser.

Travaux dirigés par groupes. Je n’ai que la moitié de la classe à la fois. On se sent plus « en famille », si je peux dire…

Pendant qu’ils travaillent, je passe vérifier la correction du devoir rendu à l’heure précédente. J’arrive devant Joël II. Coup d’œil à sa feuille.

  • Ah ! non ! Ça ne va pas. Une rature dans la correction. Tu gommes cela et tu recommences. Où est ta gomme ?

Je le vois qui plonge sous sa table, s’agite, ne « remonte » pas. En moi-même, je trouve que c’est un drôle d’endroit pour ranger une gomme. Enfin il la retrouve sous le talon de Michel où elle avait glissé, sans doute au début de l’heure, sans qu’il ait le courage de la ramasser.

Toujours lui. Je m’aperçois qu’aujourd’hui il écrit en noir.

  • Tu as changé d’encre ?
  • Non, j’ai changé de stylo.
  • Où est l’autre ?
  • Là.

Il le sort de sa trousse.

  • Eh bien, écris avec, qu’on voie !

L’encre qui en sort est curieuse, ni noire, ni bleue. Entre les deux.

  • Comment ça se fait ?

Il ne répond pas. Il a un geste vague. Il n’en sait rien. C’est comme ça. Je peux insister. Il ne me dira rien. Je passe.

 

Je leur ai demandé à tous de lire, un peu chaque jour. Je trouve cela indispensable pour une meilleure connaissance en français. Ils sont d’accord. Ils vont faire un effort.

  • Lisez, le soir, au lit, leur ai-je dit. Vous verrez. C’est un excellent calmant. Vous dormirez mieux.

À la fin de l’heure, Catherine II vient me voir.

  • Monsieur, moi, je peux pas.
  • Tu peux pas quoi ?
  • Lire. Parce que chez nous, on dort tous dans la même pièce. On est nombreux. Alors, à 8 heures et demie, papa éteint la lumière.

Pauvre Catherine. Je pense à mes quatre enfants, qui ont chacun leur chambre, leur petit domaine personnel - et qui n’ont pas conscience de leur situation privilégiée.

Il ne faut pas laisser Catherine sur cette mauvaise impression. Je passe en revue avec elle les moments de la journée où elle pourrait lire. Nous en trouvons.

  • Tu vois, lui dis-je…

Mais je m’arrête. Moi aussi, je vois. Une chance : bien qu’elle lise peu, Catherine est très bonne en orthographe. Mais elle ne comprend pas grand-chose aux questions posées avant l’explication d’un texte.

 

Nous parlions lecture. Patrick me dit :

  • À côté de moi, en permanence, il y a un garçon qui est tout le temps en train de lire.

J’approuve. Alors Michèle II :

  • Moi je connais une fille ; elle lit un livre de poche par jour !

Elle ment, ou plutôt elle exagère. Michèle II a dix ans. On le verrait à son visage très enfantin. Elle voulait attirer mon attention. Ne la décourageons pas. Sourions d’un sourire qui ne se prononce pas trop. Elle le prendra comme elle voudra. Bien, sans doute.

 

Ils font des découvertes. Je leur dis : « Le mot gaieté s’écrit avec un e au milieu. »

Silence. Travail. Puis Jean-Claude lève sa main : « Monsieur, sur mon dictionnaire, gaieté s’écrit aussi avec un accent circonflexe et sans e ».

« Ton dictionnaire, de quand date-t-il ? »  Il lit : 1933. Nous comparons avec un dictionnaire de 1970. Une orthographe a été abandonnée. Ils s’étonnent. Mais puisque c’est dans le livre…

Aujourd’hui je lis dans Larousse de 2001 : vx : gaîté. Mais Robert : gaieté  Var. gaîté 116. de gai ; donc pour lui, toujours utilisé.  Pas clair.

 

Frédéric mérite sans doute qu’on s’intéresse à lui. C’est un grand blond un peu maigre, jaune de peau, la lèvre épaisse, le nez un peu écrasé. Malgré cela il n’est pas vilain garçon. Pourtant, il ne pense guère aux filles. 13 ans : il a 2 ans de retard. L’an dernier (pour s’en débarrasser ?) ses parents l’avaient mis quelque part en Mayenne, dans un établissement privé. Le malheureux, ça ne l’a pas rendu plus intelligent.

Frédéric réussit mal. Des excuses, il en a ! Ses parents ne s’occupent pas plus de lui que de son frère qui, plus jeune, est déjà en cinquième. Vous voyez le problème… Le matin, ils se réveillent seuls, font leur toilette, prennent leur petit déjeuner. Seuls ! Personne pour les aider.

On comprend que Frédéric, en classe, ait l’air triste. Il ne rit presque jamais. Attentif, juste ce qu’il faut. Sérieux, certainement. Il apprend beaucoup de choses par cœur. Sans doute les a-t-il oubliées le lendemain - L’autre jour, dictée préparée : il n’a que 2 fautes ¾. Cela fait 9 sur 20. Je lui dis :

  • C’est bien, tu as fait un effort. Tu n’as pas de chance de ne pas avoir la moyenne, mais ça viendra. C’est bien tout de même.

Je le regarde. Il a les larmes aux yeux… On pleure beaucoup dans une classe de sixième. Je crie : on pleure. Je félicite : on verse aussi sa larme. Ne le regrettons pas ; ils ont bien le temps de perdre leur sensibilité ou de la cuirasser sous des dehors d’indifférence. L’heure viendra toujours assez vite, de l’inertie, de la passivité. Pour l’instant, ils vivent encore.

 

Claude Cailleau, juin 2021

 

En 1973, nous étions encore Route de Gastines à Sablé. Pas pour longtemps : après la naissance de notre dernière fille, nous avions été obligés de neutraliser la salle à manger pour en faire la chambre du garçon. Nous tenions à réserver pour chacun de nos enfants une pièce où ils seraient libres. J’avais trop souffert de la promiscuité du deux pièces où nous nous entassions à quatre : toute la famille. J’ai dit dans mes mémoires (1) qu’en 1936, année de ma naissance, ma mère et mon père avaient accueilli ma grand-mère maternelle qui se mourait d’un cancer. À cette époque, on ne mettait pas ses parents à l’hospice : on les hébergeait jusqu’à leur fin. Je me demande comment on s’est débrouillé à la maison pour loger tout le monde. Trop petit, je n’en ai gardé aucun souvenir. En avril, mois de ma naissance, on a accueilli la malade et elle est restée là jusqu’en août où elle a rendu son dernier soupir. Ensuite, conseillés par le médecin, mes parents brûlèrent tout ce qui lui avait appartenu : linge, vêtements et menus objets. La grande flambée dans la cheminée brûla le parquet, et – je ne sais comment – le dessous du carillon accroché au-dessus de la cheminée.

J’ai dans mes mémoires, évoqué cet instant douloureux (dans les familles, on s’aimait sans le dire, par pudeur Voici, page 21 de mon livre (1) : « Quand la grand-mère est morte, en 36, la « ferzaie » (2) a crié toute la nuit. Au matin, il y avait une morte dans la maison. et les parents bien embarrassés de ce cadavre, dans le petit logis de deux pièces où galopait une gamine de 4 ans, qui ne s’arrêtait que pour se pencher, maternelle, sur le berceau de son petit frère. Et les parents d’accuser l’abominable bête, venue réclamer l’âme de la pauvre malade en laissant à leur garde le vieux corps décharné. En ce temps-là, on mourait chez soi ou chez ses enfants, en leur laissant, au bout du compte, sa viande froide en héritage. Et toujours, dans les arbres près du château, cet oiseau  dont le cri aurait réveillé un mort !

  1. Le vieil homme qui se souvenait, Éditions Encre Bleue, 2018
  2. la ferzaie : chouette effraie (patois)

 

Ce livre (1), il est possible de se le procurer chez l’éditeur : Encre Bleue éditeur – 51avenue du minervois – 11600 VILLEGLY. Et chez tout libraire sérieux qui privilégie le contact avec le client, oubliant un peu le souci du gain (rappelez-vous : pour le libraire, 33%, parfois 40 ; alors qu’à l’auteur – qui est tout de même à l’origine du livre – on ne concède que 10 à 12%. Ne parlons pas des livres de poche que vous achetez pour quelques euros : Anne Pierjean, qui écrivait surtout pour les enfants, me confiait un jour recevoir de Castor Poche 3% sur chaque exemplaire. Sans commentaires !

 

Sablé, 10 juillet 2021

 

Avec une vingtaine d’années de métier derrière moi, dans mes classes, le matin j’étais bien à l’aise, heureux de retrouver mes élèves. Il y a eu des années meilleures que les autres, ça tenait à l’atmosphère  qui régnait dans la classe. Cette sixième dont j’ai eu envie de parler en ouvrant ce que j’allais appeler un Journal, emporté par le besoin d’innover, c’était pour en garder un souvenir plus précis. Ce qui m’amena à créer ces ateliers littéraires que j’animais avec mes élèves et un peu plus tard dans l’année, quand ils étaient bien installés, les élèves volontaires des autres classes. L’envie m’en était venue par lassitude de ce métier trop répétitif : quand vous avez tenté pendant vingt ans de faire aimer Le Cid ou Andromaque à des gamins pour respecter les programmes officiels, ces pièces, vous les connaissez par cœur.

Moi, ma mémoire se chargeait en plus du numéro des vers que je citais au cours de l’explication.

Les ateliers (j’en ai peut-être déjà parlé) je les créai dans les années 80, pour rapprocher les écrivains de leurs lecteurs enfants. J’ai sans doute été un des premiers, en 1974, à faire venir un auteur dans la classe. Aussitôt, le Principal : « Est-ce prudent, Monsieur, d’inviter un étranger dans le collège ? »

Ces ateliers, dont je reparlerai, nous ont fait connaître : les journalistes se sont déplacés. Quant à la télé, elle a passé un après-midi avec nous. Vous retrouverez ces ateliers dans mes pages collège, pour lesquelles je vous dis à bientôt. Et merci de votre attention.

( Claude C.)

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