Habiter la langue

Publié le 2 Avril 2021

Habiter la langue

J’ai toujours détesté l’école. Du CP au CM2, je manquais la classe aussi souvent que possible : ma mère se laissait facilement convaincre que j’étais malade. J’ai même fait l’école buissonnière, ce qui m’a valu une volée de bois vert administrée par mon père. Au collège, discret pour ne pas susciter l’envie des copains devant mes résultats, je menais une petite vie tranquille…

Je devais avoir 13 ans quand, un jour de congé scolaire, je suis descendu en ville (j’habitais dans les hauts de Sablé à l’époque) pour m’acheter un petit cahier de 32 pages – couverture légère et mauvais papier : on sortait de la guerre – et je me suis mis à écrire des lignes interrompues que j’appelais des vers. Le cahier fut vite rempli. Un autre lui succéda. Puis un autre. C’était sans fin. Pour l’adolescent solitaire, prisonnier d’un monde dans lequel il ne se reconnaissait pas, c’était une libération. Activité secrète, aussi. Qui m’aurait compris, encouragé, dans le milieu un peu fruste qui était le mien ?

Je n’ai rien gardé de ces textes qui devaient n’avoir que de lointains rapports avec ce que j’appelle aujourd’hui poésie. Mais je suis presque sûr que c’est à 13 ou 14 ans, dans ce travail souterrain, au profond de moi-même, que j’ai vraiment commencé d’habiter ma langue. Et ce fut le début d’une longue patience.

Une parenthèse, avant de poursuivre… Poète, c’est un titre que je ne me suis jamais donné. Ce n’est pas à moi de dire que je le suis. S’il a plu à certains de m’appeler poète, j’en suis flatté, mais je reste perplexe devant ce terme. J’ai trop de respect et d’admiration pour Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Jean-Claude Renard, René Char, et quelques autres, pour prétendre travailler sur leurs terres, en faire des compagnons de route. Tout juste sont-ils pour moi les phares qui éclairent ma marche dans la nuit de la création.

J’écris ce que je crois être de la poésie. Ma façon à moi d’être présent au monde ; j’ai  souffert dans mon enfance de cette impression angoissante de n’être pas vraiment vivant ; c’était donc pour moi le moyen d’approcher, de comprendre l’instant qui m’arrivait à l’improviste et me retenait.

ÊTRE concrètement. Pourtant, le monde de la poésie est bien celui du non-dit, du suggéré, de l’entrevu, que ma recherche m’ait entraîné à des réflexions, des recherches sur le vivre, le temps, la mort, ou à dialoguer avec moi-même.

Ce cheminement intérieur n’a rien à voir avec le travail de l’autobiographe, qui plonge dans son passé, retrouve, fait revivre un instant, une scène. Non, pour le poète, plus que de restituer le réel, il s’agit, selon moi, d’appréhender cette réalité au-delà des apparences, de s’appréhender soi-même. Instant impossible à décrire, où s’établit une complicité avec soi, pour l’homme qui, souvent, vit en étranger avec lui-même, voire même en s’ignorant.

À mes élèves, des adolescents, pour tester leur relation à la poésie, qui n’est pas évidente, je disais : Regardez ce chêne. Ce que vous voyez -  ce tronc, ces branches, ces feuilles -  ce n’est rien qu’une apparence. L’arbre, c’est d’abord cette force cachée sous l’écorce, qui pousse la sève jusqu’à la cime, c’est le principe de vie, ce que l’on ne voit pas, qui est là cependant. Si vous comprenez cela, et si vous acceptez l’idée que le vent qui passe dans les feuilles arrache au chêne quelques paroles, quelques larmes s’il a plu, alors vous pourrez lire Baudelaire et son sonnet « Correspondances ». Mes élèves souriaient. Je n’ai jamais cherché à interpréter ce sourire. J’aurais sans doute été déçu.

La poésie serait donc un moyen de communiquer avec l’invisible qui parfois est en soi, parfois dans l’autre, dans l’arbre, le caillou du chemin. La pierre (pardonnez-moi cette parenthèse, le monde minéral m’a toujours fasciné) la pierre, c’est le temps arrêté, figé presque. Je serais tenté de dire qu’elle est la négation du temps. Comment ne pas être fasciné par ces pierres qui roulent sous nos pieds et furent les témoins de tant d’existences perdues dans ce que nous appelons le temps ? J’ai consacré des pages à l’évocation de ma relation au monde minéral, moi qui ai certainement parmi mes lointains ancêtres un homme qui avait choisi de vivre au milieu des pierres (c’est une des origines de mon nom).  Et je me dis que ce mouvement qui me pousse à me pencher sur cette chose en apparence inerte, roc émergé du chemin, galet poli par la mer ou le ruisseau voisin, c’est l’homme simple d’autrefois – un poète dans sa naïveté – qui me l’a suggéré. Hasard d’une rencontre, j’ai écrit, un jour : « La pierre s’est nichée au creux de ma main. / En elle quelque chose bat, / le pouls secret d’une démesure / à la faille du temps qui fuit. »

Écrire, pour moi, est à la fois essentiel et dérisoire.

Essentiel… parce que je n’imagine pas la vie sans l’écriture, sans le geste devenu familier de m’asseoir à mon bureau, de prendre le stylo et de me mettre en état d’écoute. Mais qu’on ne pense pas que je vais (que j’allais, puisque pour moi la poésie, c’est terminé) au hasard de l’inspiration. Mes livres de poésie ne sont pas des recueils mais bien des livres avec, au préalable un projet, une recherche des voies pour le concrétiser.

Dérisoire…  parce que l’on n’écrit pas avec des idées mais avec des mots, et que souvent ceux-ci se dérobent. Heureusement, d’ailleurs : si j’y parvenais, je n’aurais plus de raisons d’écrire.

La poésie reste (restait) pour moi le lieu d’un manque, le résultat mais aussi la cause d’une insatisfaction. D’où le soulagement de la quitter après ce parcours sélectif. La poésie s’entoure de silence. Elle est silence. Elle a fini par se taire, définitivement. Restent les traces, celles qu’un homme aimerait laisser de son passage sur cette terre. « J’écris pour le futur, lorsque plus rien de nous… et qu’un manuscrit poussiéreux, effrangé (ses trous de silence…) fera revivre le poète, que la main hésitante aussi d’un enfant de plus tard feuillettera le livre où la vie s’interroge. » (1)

 

Claude Cailleau

(1) Le Roman achevé, 2009, Éditions du Petit Pavé. Poème repris dans le 451ème Encres Vives : Cl. C. un parcours littéraire atypique.

 

Le texte « Habiter la langue » était paru en 2003 aux Éditions Sac à Mots, dans l’anthologie Vous avez dit poésie ? Il est, ici,  considérablement modifié pour entrer dans le projet de ce blog. J’évite de figer mes textes ; ils reviennent périodiquement sur l’établi.

J’ai raconté dans mes mémoires mes amitiés (amours ?) enfantines. Il est étonnant que cette fille de mon âge qui a éclairé mes jours moroses pendant deux ou trois ans ait disparu de mon horizon sans que j’aie gardé souvenir de son départ et des raisons de cette disparition. Enfant, ai-je écrit un seul poème sur notre relation ? Je ne sais pas. Mais, il y a quelques années seulement,  la petite prose qui suit est venue sous ma plume. Elle est d’une grande simplicité, d’une banalité que je trouve touchante comme si je n’en étais pas l’auteur. Quelques-uns de mes amis l’ont aimée, y trouvant peut-être une émotion qu’ils avaient connue dans leur enfance.  Je l’ai titrée…

 

Déclaration

Quand nous rentrions de l’école et que nous courions dans la prairie, le long de la rivière, j’aimais suivre sa robe de gamine qui flottait au vent. Je n’arrivais jamais à la rattraper. Essoufflé, je criais : arrête ! c’est crevant. Elle riait. J’aimais son rire qui partait en étincelles. Elle avait des jambes fines aux couleurs de l’été, plus longues que les miennes. Un jour, allongés dans l’herbe chaude de soleil, nous avons attendu, je me rappelle. Je la regardais. Son sourire, j’essayais de l’interpréter sans y parvenir. Les filles, difficile de les comprendre, quand on est un enfant. J’ai laissé passer le temps ; puis : Je t’aime, ai-je dit. J’ai vu ses yeux s’allumer, comme si elle allait se moquer de moi. Mais elle a laissé ma main avancer vers son bras, qui s’offrait, nu, dans le soleil. Je l’ai caressé, longtemps, longtemps. J’ai léché sur sa peau la sueur de l’été.

Claude Cailleau

 

On peut maintenant se demander s’il y a de la poésie là-dedans. Et dériver vers la question : Qu’est-ce qui fait la Poésie ? Bon, je n’en sais rien. L’on ne pourra pas répondre. Mais…

 

Sur le Web, l’on a aussi, parfois, de petits bonheurs. Sous le label « Poèmes à lire » on trouve ceci « Le poème de la quinzaine. Deux fois par mois, une sélection de grands poèmes pour (re)découvrir la poésie de langue française ».

Vous avez bien lu : « de grands poèmes ». Ça flatte l’ego du vieil homme quand il lit, juste dessous, son « D’elle question… »  -  un poème qui a toute une histoire. Publié d’abord en prose par Jean-Marie Gilory dans sa revue 7 à dire, il a été repris avec beaucoup de variantes, dans le recueil Sur les feuilles du temps paru en 2013  -  mais en vers cette fois. Libres, les vers, et coupés pour donner l’impression d’une marche hésitante. Finalement, je le préfère en prose  -  marquant mieux, avec la lenteur de son déroulement, de ses reprises et le jeu des allitérations, un langage répétitif, le cheminement dans la ville mais aussi dans le temps, d’une vieille femme enfermée dans ses souvenirs.

Voilà le « grand » poème. Et  -  forçons le trait  -  un ami ne m’a-t-il pas écrit qu’il s’agit là d’un  morceau d’anthologie  ( !). Et un autre, que c’était de la haute écriture … À vous de voir…

J’ai bleui le poème et fait un copier-coller (Pourquoi faut)il écrire ces deux verbes à l’infinitif ? Je trouverais plus correct d’écrire « copié-collé » Pas vous ?

 

Sur la Toile,  < poeme.à-lire.fr >   Je l’ai découvert là un jour…

Poèmes à lire

LE POÈME DE LA QUINZAINE 
Deux fois par mois, une sélection de grands poèmes pour (re)découvrir la poésie de langue française

D’Elle question… (Claude Cailleau) Narratif 1 (fragment)

Il y a de la pluie, toujours, dans les regards perdus. Des lointains, une voix qui appelle. C’est Elle. Je l’ai vue, qui venait sur le revers trouble du jour. Elle. Qui venait, incertaine, qu’apaise un souvenir. Mais s’en va…

D’Elle question toujours. Ah la mémoire !

C’était en d’autres temps. On ne sait pas. On ne sait plus. Elle marche dans sa peau, tranquille. Vieille, vieille (à la main le panier de roses défleuries, mortes dans le matin). Ah le pas qui chemine ! Elle a vécu, longtemps. Longtemps, vieille, vieille. Veille encore dans la ville indifférente. Le bitume… Portait le bouquet de lilas par les rues, pour l’amitié qui passe. Qui a passé. Morte sans doute. Le temps… La ville indifférente, oui. Elle, ses pas la mènent au-dedans d’Elle-même. Autour de l’être qui interroge. Sait-on si le jour se souvient encore ?

D’Elle question toujours. Ah la mémoire !

Le lit du temps l’accueille. A-t-Elle encore de l’âme ? La ruelle est sombre. Les lampadaires ont fermé les yeux sur la tendresse de la nuit. Elle, son souvenir chante dans le désert de vivre. Elle boit les mots qui sortent de la plume et passent dans le vent. Et remontent les âges. L’orage plombe gris velours le ciel sur la maison.

Entre les doigts, le sable coule, coule, et l’hiver nous oublie. Que dire de ce chant qui venait dans le vent et la pluie brasillante sous le feu de l’orage ? Rien, non rien. Mais…

D’Elle encore. Oui, d’Elle. Ah la mémoire !

        Claude Cailleau  (poème paru dans la revue 7 à dire)

*******

Vous allez penser que j’étais vraiment difficile à satisfaire : si j’ai écrit « Narratif 1 », c’est que j’avais envoyé à la revue susnommée deux autres fragments : Narratif 2 et Narratif 3, qui n’avaient pas été retenus pour une parution.  J’en ai déduit que ces deux textes n’avaient pas plu au Comité, avaient paru médiocres, peut-être. N’était-ce pas plutôt que ces lecteurs n’avaient pas vu le lien entre les fragments et la progression dans le souvenir. D’où le cri Ah, la mémoire !

Me rappelant le conseil de Mallarmé qui voulait qu’on lût ses poèmes plusieurs fois, sans fausse modestie, je vous proposerai les trois textes dès que j’aurai retrouvé les deux autres liés par la reprise « D’Elle question ». Il faut dire que j’ai pris l’habitude de me fier au jugement des comités de lecture et j’avais dû ranger les deux autres fragments dans le foutoir des inédits destinés à le rester. Promis, je vais fouiller.

Habiter la langue

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