Entre nous - Journal

Publié le 27 Février 2021

Entre nous - Journal

 Philippe Jaccottet est mort.

« À partir du rien. Là est ma loi.

Tout le reste : fumée lointaine. »

Philippe Jaccottet, La Semaison

 

Le Poëte est décédé, âgé de 95 ans, dans la nuit de mercredi (24-25 février). Je le croyais immortel. Nous avons un peu échangé dans les années 90 et, plus récemment, en 2018, parce que, pour finir je voulais offrir aux lecteurs des Cahiers de la rue Ventura un beau feu d’artifice de poésie.  Je tenais à la présence de Philippe Jaccottet dans ma revue. Je ne lui ai pas assez témoigné ma reconnaissance. Tous les jours, je me disais : il faut que je lui écrive pour m’inquiéter de sa santé. Et voilà, c’est trop tard. Comme pour Hervé Bazin. Après sa visite dans ma classe de 3ème du collège François Villon des Ponts-de-Cé, je ne l’avais pas assez remercié de sa gentillesse. Il avait même, à ma demande,  accepté de recevoir ensuite deux de mes élèves. Les dédicaces de ses livres montrent combien il avait été touché. Avec une admirable humilité, Philippe Jaccottet m’avait remercié d’avoir publié sa lettre ! Ce sont les plus grands qui vous accueillent avec modestie.

Ils savent aussi se faire simples pour parler de leur art. Dans une lettre qu’il adressait à mes élèves en 1991, en réponse à leur question « Quels sont vos rapports avec la poésie ? »  Philippe Jaccottet écrivait : « … Disons qu’en écrire ou en lire, ou en commenter à l’occasion, m’est nécessaire dans la mesure même où c’est lié à des expériences essentielles, vitales, pour moi. C’est d’abord comme si l’intensité de l’émotion vécue (heureuse ou malheureuse) produisait toute seule dans mon esprit des mots plus ou moins ordonnés en poème, et que j’achève ensuite cette ébauche de façon plus consciente avec les moyens dont je dispose ». Pour finir, le poète proposait à mes élèves, des adolescents, «  d’ouvrir les oreilles et les yeux, de s’ouvrir, d’écouter, et de laisser la parole des poètes entrer en (eux) comme y entre, sans crier gare, un paysage ou un visage, par exemple. »

Vous aurez apprécié la clarté du propos, et cette simplicité que l’on retrouve dans chacun de ses poèmes.

Lisez dans le Pléiade de ses œuvres (page 156) le poème « La veillée funèbre ». En voici la première strophe. Un message plein de sérénité, qui nous ramène à notre pauvre condition d’hommes.

 

On ne fait pas de bruit

dans la chambre des morts :

on lève la bougie

et les voit s’éloigner.

 

Philippe Jaccotet (Paroles dans l’air, 1953-1956)

 

Et me voilà de nouveau devant l’émouvant hommage funèbre qu’Aragon publiait en juin 1960 après la mort de son ami Pierre Reverdy :

« Il est mort pendant que le monde pensait à autre chose… oui, il n’y avait là personne. Pas une âme postée. On ne l’a pas vu mourir. Et il était mort… Un soleil noir s’est couché à Solesmes… »

C’est un hommage que l’on pourrait reprendre pour saluer le discret départ du poète Philippe Jaccottet. Un soleil aussi s’est couché à Grignan.

 

*******  

 

Journal – automne 2019.

 

Libéré de cette revue qui me volait tout mon temps, lassé par les flatteurs dont les lettres tombaient par paquets dans ma boîte, et dont les mails inondaient l’écran de mon ordinateur, je vois avec plaisir ( ? ) s’installer un silence propice au travail personnel. L’ingratitude est une grande qualité humaine. Seuls, quelques amis continuent de m’accompagner dans mon parcours d’écrivain toujours dans un état de doute – ce qui m’a fait jusqu’à ce jour changer d’éditeur pour chacun de mes livres afin de passer à chaque fois l’examen d’un comité de lecture et de me rassurer – ceux-là, je les remercie, leur présence, même lointaine, est un grand encouragement alors que je reviens avec appréhension sur mes chemins de lecture.

Depuis mes 7 ans, qui me virent plongé dans un petit bouquin de contes, jusqu’à ces derniers temps, où j’asséchai mon budget livres pour acquérir les Œuvres complètes de Louis-René des Forêts, celles de Georges Perros et le Journal de Matthieu Galey, trois énormes bouquins (Respect, messieurs : ça, c’est ce qu’on appelle une œuvre !) et le Pléiade de Philippe Jaccottet (une somme, d’un intérêt inépuisable), d’autres aussi : le Journal d’un homme heureux de Philippe Delerm, léger, et le Vous écrivez ? d’Arrou-Vignod qui vous assomme de banalités présentées comme des découvertes – depuis ce temps donc les années se sont succédé. Avec des bonheurs de lecture, des rencontres exceptionnelles. Pour moi qui n’aurais pas fait 100 mètres, ni 1000 pour avoir une dédicace de Ronaldo ou de Barthez (quoique, pour  ce dernier…), des lettres de Roger Martin du Gard, de Marcel Arland, d’Henri Troyat, d’Hervé Bazin, de Julien Gracq (il y en eut beaucoup d’autres) c’est l’inestimable trésor que m’ont apporté les années.

Et j’ai entrepris de parcourir à nouveau cet exceptionnel chemin de lecture qui a été l’occasion de revisiter les lieux de vie et d’écriture de tous ces auteurs. Il y a dans les maisons d’écrivains quelque chose d’indicible qui flotte, même dans celles où il n’y a plus rien, comme la Tour de Montaigne, par exemple.

Un livre, à la demande d’un de mes éditeurs. Et je ne suis pas sûr de répondre à son attente. Trop personnel, peut-être. Le manuscrit commence par cette phrase : « Chez mes parents, il n’y avait pas de livres… », alors que dans la maison de notre retraite ils ont envahi les deux bureaux, occupent tout un mur du salon, squattent les chambres et la salle de jeux de l’étage. Un livre, donc, à venir. Le dernier peut-être… Qui sait ?

 

Sans date. Sur un feuillet égaré, oublié, retrouvé un jour où j’avais des velléités de rangement… Sans doute en 2018, puisque je pensais de nouveau (comme en 1972) à me taire, par lassitude, et devant le comportement de certains, peu fiables et toujours enclins à croire ceux qui glosent sur vous.

On se dit (on le dit aussi, au risque de n’être pas cru) : je n’écrirai plus de poésie. Tout va bien, on en est sûr, on va arrêter. S’effacer. Arrêter d’aligner des mots qui disent autre chose que ce qu’ils sont censés dire. Ah, la poésie… cette écriture de l’informulé, d’une langue-mystère qui vous piège, puisque le message vous est comme dicté. Et l’on ne sait plus, relisant l’informe suite de mots quelques jours plus tard, ce que l’on voulait dire.

Bref, l’on ne devait plus écrire de poésie. Mais, feuilletant un vieux numéro d’Inédit Nouveau, la revue de Paul Van Melle, on s’arrête sur une page que l’on a signée. Deux poèmes pour essayer de cerner l’instant. On relit. Non, ce n’est pas tout à fait ce que l’on voulait dire. On retrouve sur l’ordinateur le fichier du poème, commence à modifier le texte et l’on reste là devant l’écran, une heure, deux peut-être. On y revient le lendemain, continue de changer les mots, la syntaxe. On croit être plus près, maintenant, d’un texte définitif. Va-t-on imprimer, pour en garder mémoire ? Ce qui a disparu sur l’écran de l’infernale machine ? Tous les remords, les trouvailles d’un instant, petits bonheurs de langue effacés dans la minute qui suit, pour laisser place à une approche que l’on croit meilleure mais qui disparaîtra le lendemain. Avalées, les multiples versions, par la machine à broyer de l’ordinateur ! C’était là pourtant que l’on eût trouvé le sens de la quête, la mémoire d’une recherche qui eût justifié l’existence du poème. Et finalement cette dernière version, que la veille on a crue meilleure, saura-t-on mieux s’y reconnaître ? Il est probable que c’est ce genre de remords que Saint-John Perse éprouvait en se corrigeant. En attestent par exemple  les différentes versions d’Anabase : on y voit le poète barrer un mot, en proposer un puis deux, trois à la place du premier ; Et… revenir en fin de compte au mot qu’il avait supprimé dès le début. Est-ce de colère ? Ou le sentiment que l’on ne peut atteindre la perfection ?

Mais l’espoir qu’un jour quelqu’un, dans un monde où vous ne serez plus, vous fasse revivre en ouvrant un de vos livres…

Le Roman achevé… De tous mes livres de poésie, celui que je préfère. À l’origine, un poème (le mot est bien au singulier) de 2638 vers, composé de 16 suites. La journée du poète, de 5h à 20h… le quotidien, les souvenirs qui lui reviennent, les livres qu’il ressort de sa bibliothèque, ses auteurs « de chevet », ses rencontres du jour, la vie, tout simplement. Cet ouvrage est d’abord paru sous forme d’un livre d’artiste tiré à 95 exemplaires. Très vite épuisé, il a été repris par un éditeur en édition courante. Pour la circonstance, j’ai réécrit le texte en versets. Et j’ai gardé à l’adresse des curieux les six versions manuscrites de ce Roman achevé (clin d’œil, on l’aura compris, au Roman inachevé du grand Aragon). Si je n’avais utilisé que l’ordinateur, les traces de ce travail auraient été perdues. J’aime montrer à ceux qui viennent me voir rue Ventura les différentes versions du grand poème. On y voit les corrections, les ajouts, les remords d’un artisan du verbe comme il a plu à un ami de me qualifier. Peut-être ce travail intéressera-t-il quelque chercheur en poésie - un jour, quand je ne serai plus - et, par la grâce d’une curiosité à satisfaire, revivrai-je un moment.

Claude Cailleau,

 

ce 27 février 2021, alors que sous sommes toujours sous la menace d’un virus venu de loin, de l’autre côté de la terre. Essayons de garder, devant le danger, la sérénité du grand poète qui vient de nous quitter.

« Quels yeux nous faudra-t-il

et quelle patience,

ou quelle cécité plutôt soudaine

pour voir le jour ?

                (Philippe Jaccottet)

 

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