Julien Gracq « Il n’y a que les textes qui comptent »

Publié le 19 Août 2020

Julien Gracq « Il n’y a que les textes qui comptent »

Le 22 décembre 2007, le vieux promeneur des bords de Loire s’en est allé vers les terres de l’ailleurs. Mort à Angers, non loin de Saint-Florent-le-Vieil où il était né le 27 juillet 1910.

Et le lecteur de s’étonner, peut-être, en me lisant : 97 ans ! Presque un siècle.

 

97 ans : le bel âge pour mourir, quand on laisse derrière soi quelques romans, quatre ou cinq, dont Le Rivage des Syrtes(Prix Goncourt 1951, refusé par l’auteur) mais surtout ces livres étonnants que sont, entre autres, En lisant en écrivantLettrinesLettrines IIAutour des sept collinesLes carnets du grand chemin. Dans ces recueils de textes se lit le plaisir d’écrire sans contraintes, sans hâte, de pouvoir parler librement de ses lectures, de ses voyages, du monde, et de soi – un peu, en toute discrétion, parce qu’on n’aimerait pas pratiquer ouvertement l’autobiographie. L’œuvre importe seule : oubliez l’écrivain. De soi un peu plus dans le dernier livre, ces Carnets du grand chemin (le chemin de la vie) où l’on trouve des phrases étonnantes comme « Quand je revins à Caen après la libération… » ou, décrivant et commentant une photo de famille datant de son enfance : «  Tous ceux qui figurent sur cette photographie sont morts depuis longtemps, sauf moi… » Et encore : «  Nous arrivions chez ma grand-mère qui était veuve et vivait seule dans sa grande maison… » Ou cet aveu : « J’avais cessé à 14 ans d’écrire des vers lamartiniens… » 

Mais déjà, dans Lettrines, l’amateur d’autobiographie que je suis s’était arrêté longuement sur cette relation d’une passion soudaine, à 9 ans, pour le boomerang (dont la « puissante efficacité résidait dans les songes » ; car cette passion fut vite déçue, faute d’expérience, ce qui amène une réflexion d’une mélancolie amusée quand Gracq y repense, ayant vieilli : « Il ne faut pas remuer les amours mortes ».)

97 ans : le bel âge pour mouriraussi, quand, agrégé d’histoire et géographie, on a arpenté l’Europe et la France pour percer l’identité des paysages, plus peut-être que la personnalité des habitants, pour confronter l’analyse qu’en font les géographes et son regard sur les lieux, avant de revenir, au bout du voyage, vivre sur les bords du fleuve de son enfance. Froid, silencieux, solitaire. Mais serein.

« La perspective de ma disparition ne me scandalise pas », écrivait-il en 2007. Peu confiant pourtant dans le devenir de son œuvre, ne disait-il pas que « le public de En lisant en écrivant aurait sans doute disparu pour la plus grande part dès 2020, la moitié des noms cités n’évoquant plus rien pour le lecteur. » 

Les livres de Julien Gracq, d’autres en ont parlé mieux que moi. Mais la mort de l’homme m’a ému. Évoquant l’écrivain, Dominique Rabourdin parle d’une « sorte de patriarche vénéré et solitaire auquel de rares élus rendent visite ». Le temps est venu pour moi de dire quel hasard a fait que j’aie pu figurer au nombre de ces élus.

Lorsqu’en 2000 j’ai commencé de rédiger mes mémoires, une page, datée 1946-1994, est venue s’y glisser. La voici, telle qu’elle figure dans le livre :

Le petit garçon a vécu plusieurs étés chez son oncle Marcel, dans la gendarmerie, voisine de la maison de Julien Gracq, à Saint-Florent-Le-Vieil. Ignorant bien sûr que tout près habitait un homme qui allait devenir ce grand écrivain ignoré. Monsieur Poirier, disait-on avec respect dans la famille, ne sachant rien de la littérature, et vivant très bien sans livres. L’enfant, qui n’avait pas de camarades pour partager ce temps de vacances, avait coutume de gagner le grenier où il pouvait s’asseoir, tranquille, pour rêver.

En clignant des yeux, le vieil homme, qui écrit ces lignes à la hâte, emporté malgré lui dans ce temps qui n’est plus le sien, peut encore revoir le gamin qui venait jouer là avec les vieux soldats de plomb de son cousin. Enfant solitaire, enrichi de menus plaisirs volés aux frontières de la peur, dans ce lieu étrange où, tendant l’oreille, il croyait percevoir le lent travail du ver dans les minuscules galeries des poutres séculaires.

Dans la maison voisine vivaient bien la mère et le sœur de l’écrivain. Mais lui ? Peut-être n’était-il pas à Saint-Florent pendant ces vacances, occupé à parcourir l’Europe et la France pour satisfaire sa curiosité des paysages… Et sans doute ignorait-il la présence de cet enfant dans le grenier de la gendarmerie – enfant hanté par la peur et le plaisir, dans le désert des poutres entrecroisées…

Mais chronologie oblige : revenons à…

1991 – J’anime un atelier littéraire dans le petit collège d’Ingrandes-sur-Loire. Nous nous intéressons à la poésie et, tout naturellement, nous interrogeons Julien Gracq. Il nous répond courtoisement, se dérobe pour ce qui est de notre enquête : « Je suis désolé de ne pouvoir répondre à l’attente de l’atelier de lecture. Faute de texte à lui donner (j’écris bien peu) et pour cause d’éloignement des questionnaires… »

Mais il nous offre La Littérature à l’estomac : « Après tout, il n’y a que les textes qui comptent et l’époque n’a que trop tendance à orienter ses projecteurs vers la personne des écrivains. »

On le reconnaît bien là, fidèle à ses convictions. Si Julien Gracq se dérobait, Louis Poirier aurait-il les mêmes réticences ? Je le remercie pour le livre, lui parle de la gendarmerie, que je sais désaffectée, et de mes vacances à Saint-Florent. Touché – je le vois bien aux termes de sa lettre – il me répond : « La maison que vous avez connue n’a pas changé. Vos souvenirs d’enfance ne seraient pas démentis par l’aspect des lieux et si un jour vous revenez les visiter, je serai heureux que vous frappiez à ma porte… Il me sera facile de vous ouvrir le grenier de l’ancienne gendarmerie que vous pourrez photographier si vous le voulez. »

Deux fois, l’écrivain m’a reçu dans la haute maison de la rue du Grenier à Sel. La première fois dans le petit salon qui s’ouvre dans l’étroit couloir. (À gauche, nous dit Le Guillou ; moi, impressionné, je le croyais à droite.) Nous avons parlé de mon travail d’enseignant, de cet atelier littéraire que j’animais à Ingrandes. Il m’a dédicacé ses livres. Puis nous avons gagné la gendarmerie, gravi l’escalier de bois qui menait au grenier et l’écrivain a gentiment pris la photo souvenir de son visiteur à l’endroit précis où l’enfant jouait autrefois. 

La deuxième fois, il m’a fait entrer dans la salle à manger, en face du salon, et nous avons parlé, assis près de la table. Il a appelé : « Suzanne, peux-tu venir ? C’est le neveu de Monsieur Marcel Cailleau. » J’ai vu arriver une petite femme plutôt ronde, âgée mais encore très vive. Qui m’a souri. Je ne sais plus ce que nous avons bu. Un café ou un verre d’un petit vin de Loire. Mais là, dans cette salle à manger aux meubles vieillots, les écoutant se parler avec une élégante courtoisie pour se rappeler des souvenirs devant leur visiteur, j’ai eu l’impression d’être entré un peu dans l’intimité de ce couple hors-norme – le frère et la sœur, célibataires tous les deux, vieillissant ensemble dans la maison de famille.

Henri Troyat avait accepté de poser près de moi pour la photo-souvenir, puis seul devant son écritoire, ce plan incliné devant lequel il avait longtemps écrit debout pendant des années (avant que l’âge ne l’oblige à s’asseoir sur ce repose-fesse conçu spécialement pour lui). Hervé Bazin aussi se laissa complaisamment photographier dans mon collège des Ponts-de-Cé où je l’avais invité. Gracq, non. Discrétion ? Méfiance ? Par respect, j’opterai plutôt pour la première suggestion. L’écrivain nous l’avait dit : ce qui est important, ce n’est pas l’auteur, c’est l’œuvre. Maintenant que l’homme nous a quittés, il ne reste plus que ses livres. Il avait souhaité n’être présent au monde que dans ses écrits. Qu’il en soit ainsi !

Claude Cailleau, février 2008

*******

Julien Gracq n’indiquait pas l’année quand il datait les lettres qu’il m’adressait. Avait-il des relations difficiles avec le temps ? Je n’ai gardé que quelques enveloppes ; le 5 mars (1994 ?), il m’écrivait : « Je vous remercie de la sympathie que vous témoignez à mes livres », et, quelques lignes plus bas : « Il m’arrive encore d’écrire, mais capricieusement ». Dont acte ! J’aimerais connaître un jour ces cahiers dans lesquels il parlait, silencieusement.

Rédigé par Claude CAILLEAU

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