J’ai peur !... Chronique d’une vie ratée

Publié le 31 Août 2022

J’ai peur !...  Chronique d’une vie ratée

Pourquoi « J’ai peur », le fait, inexplicable, mérite un commentaire. C’est moi sans doute qui avais suggéré à mon ami Jean cette analyse des événements. Alors les interprétations des faits, il est impossible de les attribuer à l’un plutôt qu’à l’autre. Le destin est étrange, qui nous frappe ou nous protège. Et le temps, lequel fait de nous ses esclaves à vie. Quant au comportement de nos semblables, … Agissant poussés par un inexplicable désir, les voilà de redoutables passagers ( compagnons, c’est-à dire « qui partagent le pain ») de nos vies. Un moment seulement mais laissant dans leurs pas des souvenirs ineffaçables. La vérité de notre existence, qui pourrait en attester ? Les faits que je relate ci-dessous ont bien été des réalités. Mais ce qui eût pu m’influencer dans leur présentation, leur interprétation, je ne saurais l’analyser. Un événement dramatique récent, inattendu, me replonge dans un passé que j’ai tenté d’éclairer en proposant cette nouvelle que j’ai intitulée « J’ai peur ». Au moment où je croyais m’en être libéré, voilà qu’une mort me replonge dans mes interrogations.  Des questions auxquelles je ne peux – ne veux – répondre. Je vous laisse juges. À vous de voir, et de croire ou non.

J’ai peur !...  Chronique d’une vie ratée

(Fiction ou réalité ?)

« J’ai peur », avait dit mon vieux compagnon d’école. Notre relation, devenue amitié avec les années, datait de notre adolescence. J’avais vite compris qu’il n’allait pas bien, raison sans doute pour laquelle il s’était abonné au whisky. Il en prenait deux par jour, bien tassés - c’est trop, évidemment – quand ce n’était pas trois, sa façon d’accueillir les copains.

« J’en suis venu, m’avait-il dit, à cette conclusion qu’une menace plane au-dessus de tous mes ennemis. De ceux qui restent. Tu te rends compte… Je ne veux pas recenser ceux qui sont morts.  J’ai peur, parce que je me sens responsable de tous ces morts. Un peu. Beaucoup.»

Des morts, c’est vrai, il y en eut beaucoup dans la vie de Jean. Des hommes qui s’étaient acharnés sur lui. Jalousie, envie, méchanceté : Jean avait trop bien réussi.

En plus, il était malade.  Sa femme l’avait quitté, ses enfants ne venaient plus le voir. Responsable de cet isolement ? Sans doute, mais la vie ne l’avait pas ménagé.

Mon pauvre vieux Jean ! Car pour moi il a toujours été vieux : sa façon de réagir, de se vêtir, de parler, de fuir les autres… Et sa peur. Quand son premier livre, retenu par un grand éditeur parisien, est sorti en 1971, les attaques – il ne s’y attendait pas – lui sont venues de tous côtés. Jean enseignait comme moi le français en collège. Le nôtre, appelé CEG (Collège d’Enseignement Général) à l’époque, fut transféré dans une cité scolaire, et se retrouva aux côtés d’un lycée qui venait de naître. Trop fier de s’installer et de devenir responsable de l’ensemble – collège et lycée – le proviseur eut cette parole malheureuse, mais soufflée par les profs de second cycle : Notre lycée a digéré le collège ! » Elle parut dans les journaux du département.  Et nous fit bien rigoler : nous devions à l’époque avoir une douzaine de classes, et le lycée : deux, une seconde et une première ! Le pauvre petit risquait une belle indigestion, qu’avec sagesse nous nous efforçâmes d’éviter. Dans nos ex-cours complémentaires, nous avions de très bons résultats malgré, selon nos collègues du lycée, une insuffisante qualification. Dans ces établissements, qui accueillaient des enfants de familles aux revenus modestes, enseignaient d’anciens instituteurs qui avaient été distingués lors d’inspections et sélectionnés par un examen, redoutable car, en français, le commentaire de texte, l’étude stylistique, l’épreuve de grammaire (laquelle me donna le goût de cette matière, et des connaissances que m’auraient enviées les universitaires), l’explication de texte, tous ces contrôles auraient mis quantité de professeurs de lycée en difficulté. Les enseignants à la retraite se rappelleront la gué-guerre que nous menaient les certifiés, avec leurs prétentions de surdiplômés.  C’est le terme qu’employait Jean, bêtement admiratif, pour parler d’eux.

Je reviens à ses problèmes : un enseignant du second cycle, plein de mépris pour nous, profs au rabais, nous lança un jour, rageusement : « Moi, ma vocation, c’est d’enseigner de la sixième à la terminale. Ces paroles en nous regardant, nous, pauvres PEGC. Clairement, cela voulait dire : « Dégagez, les minables ! »

Et nous de rire bruyamment de l’air déconfit de ses collègues, la semaine suivante, quand l’un de nous annonça le matin dans la salle des profs : « Savez-vous, chers amis, que l’agrégé qui l’autre jour affirmait : ma vocation, c’est d’enseigner de la sixième à la terminale, vient de quitter l’Éducation Nationale pour entrer à la SNCF ? » Ceci, dit bien haut pour être entendu de tous les présents.

Mais pour une fois, Jean ne se crut pas responsable quand le prof employé de chemin de fer vit partir le nez de sa DS, embarqué par un camion : arrêté à un stop, il avait dû avancer au-delà de la bande blanche pour voir ce qui arrivait sur la grande voie où il voulait s’engager. Doublement en tort. La DS, grande routière profilée pour la vitesse, avait un capot démesuré, bien encombrant. À la nouvelle de l’accident, il n’y eut pas beaucoup de compassion dans le collège.

Vous vous demandez sans doute où je veux en venir. Patience, nous y venons…

Jean, dont le roman venait de sortir pouvait voir son livre dans toutes les librairies, en vitrine. Des piles, aussi, près des caisses ; la mise en place avait été bien faite. Un vrai succès dont je me réjouis avec lui. L’Académie Française lui décerna un Prix ; il apprit qu’il avait été deuxième au Prix de Bretagne dont le lauréat était un nommé Chiappe pour son livre sur le vendéen Charette. Il n’était pas premier mais sa 2ème place lui valut l’attention – qui devint vite amitié – de Charles Le Quintrec. Enfin, aux dires de son éditeur, les dames du Femina furent plusieurs à voter pour lui. Un vrai succès (aux redoutables suites, comme vous allez voir).

Une salve de critiques dès la semaine suivante. Un prof du lycée, jaloux peut-être des réussites de Jean, commença à tirer à boulets rouges. Le livre, selon lui, était un bouquin raté, mal écrit. Son auteur, un PEGC, était nul, incapable de faire progresser des élèves, de les préparer à une entrée en seconde. Il pouvait le constater, disait-il, quand ceux-ci lui venaient en seconde. Et de critiquer mon ami sur ses habitudes : familiariser des gamins de troisième avec la prise de notes, c’était ridicule. Et de rire bruyamment avec ses collègues en nous regardant à la récréation. L’auteur de ces critiques semblait y prendre beaucoup de plaisir. Malheureusement pour lui, certain de ces élèves devant lesquels il lançait ses attaques étaient dans la classe de Jean l’année précédente. Ils se hâtèrent de revenir voir leur ancien prof pour lui dire (étaient-ils sincères ?) combien ils avaient été choqués. Je sentis que cette campagne de dénigrement  allait finir par un règlement de compte. En pleine force de l’âge (36 ans, un mètre quatre-vingt-trois et 80 kilos), si Jean se fâchait vraiment,  le petit avorton de prof ne ferait pas le poids. «  Va voir le proviseur : il devrait bouger. » Sage conseil.

Il bougea en effet, notre proviseur. Le petit avorton de prof dut, devant ses élèves et le chef d’établissement, revenir sur ses propos : non, la prise de notes, c’était utile de l’enseigner. Et Jean était certainement un professeur sérieux, parfaitement apte à enseigner en troisième. Sourire des élèves, satisfaction discrète de Jean qui décida, sans un mot, de s’en tenir là.

Hélas, ce n’était que le début des catastrophes qui allaient s’abattre sur lui. Entendez par là qu’il se jugea responsable des événements, ce qui ne tarda pas à lui pourrir la vie.

Le pauvre type de prof jaloux entra en clinique pour une intervention en apparence bénigne et, la nuit qui suivit l’opération, mourut sans que quiconque pût fournir une explication. Je ne réussis pas à convaincre Jean qu’il n’était pour rien dans le drame.

Et voilà, pour le réconforter, qu’une abrutie de romancière sarthoise, qui publiait chez Albin Michel et qui venait de sortir un roman , au cours de ses dédicaces, se mit à déblatérer sur le livre de Jean, qu’elle qualifiait de navet, de brouillon mal écrit, sans intérêt. Propos qui me fut rapporté par une libraire amie. Et chaque jour elle trouvait argument pour surenchérir. Bref, ce roman était une grosse erreur de l’éditeur. Bien entendu il se trouva de bonnes âmes ( ! ) pour venir informer Jean des propos agressifs de cette romancière qu’il ne connaissait pas. Moi, je n’avais pas voulu le prévenir. Catastrophé, mon ami décida de la rencontrer. Je craignais le pire. Eh bien non : au cours d’une séance de dédicaces, il se contenta de lui dire, en insistant : « Je vous en prie, Madame, prenez soin de vous ». Étonnement de la bonne femme, qui ne savait pas que sa cible des jours précédents était devant elle. Quand il me rapporta ses paroles, ma réaction ne réussit pas à le rassurer : il était persuadé qu’il venait de lui jeter un sort. Mais cette fois le destin se chargea de lui montrer qu’il avait tort de s’inquiéter. La vieille romancière, à 92 ans, terrée, solitaire dans sa bicoque, peut-être punie ( ? ) par la disparition prématurée de son compagnon, n’a pas encore réussi à passer l’arme à gauche,  comme disait mon père, qui se moquait autant de sa propre mort que de celle des autres.

Les choses semblaient s’arranger, d’autant plus qu’un collègue du second cycle ayant eu le front de venir me voir avec des propos pleins de venin : « Tu sais, me dit-il après avoir copieusement démoli le roman de Jean, même si c’était un des nôtres, je te dirais la même chose. » Un des nôtres, sa façon à lui de rappeler que nous, les PEGC, nous n’étions que des sous-profs, à liquider le plus tôt possible. C’est ce qui arriva peu à peu par mise à la retraite et remplacement par des certifiés,  pour la réussite des élèves !

Je me demande pourquoi je ne lui ai pas mis ma main sur la gueule. Un reste d’éducation et de savoir-vivre m’a toujours retenu.

Je me gardai bien de transmettre à Jean les propos diffamatoires de l’imbécile vicieux qui ne perdait pas une occasion de critiquer méchamment ses semblables. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce zigoto ; j’espère qu’il a payé – comme celui-là, tenez, un prof d’éducation physique, qui s’en était pris à la personne de mon ami, maniant médisance et calomnie. Je suis tenté de dire : Mal lui en prit, car l’homme partit en bonne santé à la montagne pendant des vacances et, frappé par une septicémie galopante, n’en revint que dans un cercueil. À la grande surprise de tout le corps enseignant du lycée.

Jean recommença à délirer : il était maudit, protégé par un Dieu auquel il ne croyait pas. Je me souvins de la sorcière de mon enfance, qui prétendait jeter un sort à ceux qu’elle n’aimait pas en fabriquant des statuettes représentant ses ennemis. Quand elle plantait ses épingles dans ces figurines, les gens ressentaient de violentes douleurs à l’endroit frappé. Si c’était au cœur, c’est la mort qu’il fallait craindre.

Malgré tout mon bon sens, je ne pus m’empêcher de revenir à tous ces événements inexplicables ; et cela faisait beaucoup pour qu’on crût à des coïncidences. Voilà que moi aussi je commençais à y croire. Je compris pourquoi, après les premières preuves d’une mystérieuse intervention incontrôlable, Jean avait décidé de ne plus publier. Il essaya de se faire oublier. De redevenir un homme du commun. Vivant simplement comme s’il n’avait jamais écrit. Et cela dura 27 ans !

C’est en 1999 qu’il tenta un retour aux publications. Deux incidents vinrent troubler la quiétude que, par son silence, il avait fini par retrouver. Tranquillité fragile.

Un enseignant encore qui, discrètement, se mit à miner sa réputation de prof considéré, d’homme paisible, sans histoire. De façon perfide, lâche, en veillant à rester dans l’ombre afin que nul ne sût d’où venaient les propos diffamants. Beaumarchais vous aurait dit qu’on ne peut lutter contre la calomnie, les mensonges. Dieu veillait cette fois encore, qui frappa le coupable à travers sa compagne, victime d’un accident de la route ; elle survécut, miraculeusement si l’on peut dire, compte tenu de ses blessures, mais diminuée à vie.

Un autre enfin, ami de Jean, qui l’avait accablé de manifestations d’affection

dans ses lettres – il m’en montra une un jour, dont le ton chaleureux me laissa pantois – vira de bord sans raison apparente, au grand désespoir de Jean qui ne comprenait plus. Moi, j’assistai silencieux à ces comportements déviants qui menaçaient le devenir de celui que le destin et ses acolytes continuaient de menacer.

Et je recommençai à douter quand j’appris que le calomniateur avait péri à son tour de mort violente et inexplicable. Nous en étions là, Jean et moi, touchés tous les deux et vraiment inquiets, moi pour lui, mais pas tranquille non plus.

L’ai-je dit ? Marié une première fois à une collègue, il avait pu fêter dix ans plus tard l’anniversaire de leur union. Friand il était de ces grandes fêtes où le vin coulait, que chacun venait chercher au tonneau mis en perce ce soir-là. Ce sont des litres et des litres (combien ? je ne sais pas) qui disparurent dans les gosiers assoiffés. Tout allait bien quand, sans prévenir, la belle partit avec ses deux enfants rejoindre un autre mâle qui l’attendait quelque part. Je n’en dirai pas plus. Ayant pu attirer une jeune collègue, de trente ans moins âgée que lui, il lui fit un enfant et elle le quitta à son tour, emportant le môme sur sa barque à la dérive. Maintenant il était seul, abonné au whisky, et qui se manifestait de temps en temps au téléphone, il faut dire que l’âge venant, nous étions en retraite. Jean ne sut pas utiliser tant de loisirs et commença à déprimer. Malade (un cancer lui rongeait sournoisement les intestins. En sursis moi-même, par un mal moins redoutable mais qui me menace en permanence de la redoutable embolie pulmonaire), Jean me dit un jour : Ce cancer, je ne comprends pas ! Dis, pourquoi moi ? » À quoi je lui répondis : « C’est le destin, mon vieux, quand je sens que la machine a des ratés, moi je dis, philosophe : pourquoi ce ne serait pas moi ? »

Il repartait vers son whisky, car je l’entendais se désoler de me voir aussi peu compatissant. Alors… « Je te quitte : je vais rejoindre mes amis surdiplômés sur la terrasse. » Jean s’était toujours flatté d’avoir oublié pour gagner l’estime de ses collègues certifiés, parfois agrégés. Le propos m’amuse : un jour au téléphone j’entends l’ami Jean : «  Noirs dans la neige et dans la brume, / au grand soupirail qui s’allume, / leurs culs en rond, / à genoux, cinq petits – misère ! – / regardent le boulanger faire / le lourd pain blond… » Et d’ajouter, pour me montrer qu’il avait avec eux des conversations d’intellectuel : « Mes amis surdiplômés m’ont affirmé que c’est du Victor Hugo. Qu’est-ce que tu en penses ? » M’avait-il tendu un piège parce qu’il m’enviait pour ma sérénité ? Jean n’avait pas aimé entendre mon rire dans l’appareil. Surtout quand je lui eus dit que les zigotos qui plastronnaient devant lui feraient bien de relire les poèmes du voyou de Charleville-Mézières. Ces gens bardés de diplômes par une université aux prétentions affligeantes n’avaient sans doute jamais visité l’œuvre gringalette du poète adolescent. À leur décharge, je reconnais dans le petit poème un peu mélo un apitoiement à la manière du vieux pépé à la barbe blanche, qu’accompagne cependant la compassion (jouée ?) de l’ado qui en voulait à la société, rebelle insatisfait. Je sentis au silence de Jean qu’il m’en voulait d’avoir démoli ses idoles, lesquels devaient, vautrés sur sa terrasse, se trouver des excuses d’avoir confondu Hugo et Rimbaud. Pour qu’ils ne partent pas trop vite, il avait dû leur proposer un autre verre et noyer sa gêne dans le whisky.

Quelques jours s’écoulèrent avant que je n’entende sa voix usée de vieux comédien : « Il faut que je te dise… l’autre jour, dans la petite supérette de la rue Saint-Nicolas, eh bien il y avait une jeune femme noire qui m’a pris pour toi… » Je ne disais rien, le laissant dévider ses mensonges ; je savais que cela allait finir dans… une heure peut-être. Avec toujours, au bout d’un moment, la question angoissée : « Tu m’écoutes, dis, tu m’écoutes ? » Son angoisse, perceptible au son de sa voix, vous prenait aux tripes. Il avait besoin de sentir une présence, même lointaine, mais si proche quand je parlais, grâce au fil qui nous rapprochait.

L’angoisse, d’où venait-elle ? De sa maladie, qui progressait ? De la question qui le taraudait, plutôt : « Tu vois, c’est Dieu sûrement qui me punit pour toutes ces morts. Je suis mortifère. D’avoir tué tant de gens. Bien sûr, ils se sont acharnés sur moi. Ils devaient payer. Mais la calomnie, c’est une saloperie, un truc de lâches. On ne sait jamais qui a lancé le bruit. Sans signer. Pas courageux. Et qui a suivi, pressé de faire vivre le bruit. Ils sont peut-être légion à devoir payer. Dieu est redoutable, il les a dans le colimateur, sans qu’ils le sachent. Alors quand ? » À mon silence, Jean continuait de soliloquer.

Je savais que Jean ne serait jamais en paix. Il avait cessé de faire le ménage dans sa grande maison vide, où les amis s’étaient faits de plus en plus rares. Il avait cessé de se laver, lui autrefois si soigné, si vigilant sur son apparence. Il prenait une fois par semaine sa vieille bagnole où il avait du mal à enfourner sa carcasse de colosse. Le whisky, il l’achetait par caisses pour oublier qu’il était maudit. Et que la mort seule pourrait le délivrer.

« J’ai peur », me disait-il de temps en temps. Et je sentais qu’il n’était pas loin de pleurer, comme l’enfant qu’il avait été, qu’au fond de lui il était resté sous son apparence d’homme invulnérable dont le calme impressionnait ses élèves. Finalement, quand je prolongeais ma visite pour le réconforter, sa peur me gagnait : il était (nous étions) pris dans un processus incontrôlable contre lequel nous étions désarmés.

Vous me croirez si vous voulez, je ne sais plus très bien si ce que je viens de vous raconter est fiction ou réalité.  Nous sommes toujours tentés d’interpréter les événements ; nous inventons peut-être, ou nous avons vraiment vécu, tout ce qui la nuit défile dans nos rêves, à moins que ce soit dans cet état de demi-sommeil de nos insomnies qui, l’âge venu, se font de plus en plus fréquentes. Allez savoir : la vie de l’homme est un drame, plutôt une tragi-comédie, dont nous ne maîtrisons ni le déroulement, ni les influences. Jouets nous sommes et je me disais que, si Jean avait prévu les conséquences de ce livre dont il attendait tant, il ne l’aurait jamais proposé à un éditeur.

Il est mort de ce cancer qui lui pourrissait les intestins. Enfin tranquille. Il me visite parfois la nuit. Je suis sûr que pour être en paix, il a toujours besoin que je l’écoute. J’entends sa voix mi suppliante, mi rigolarde, et comme je dors, je ne sais pas ce que je lui dis. Je ne me rappelle jamais mes rêves. Est-ce parce que je n’aimerais pas les connaître ? Et de me demander souvent pourquoi moi aussi j’ai peur. Mais je n’aime pas le whisky. Boire ne peut m’aider.

Claude Cailleau

 

Les faits que je viens de relater, l’interprétation que j’en ai faite, nous plongent dans un monde qui n’a d’existence que celle que nous lui donnons. Malgré nous. Auteurs nous sommes et victimes. Quand je commence à philosopher, je me sens vie dépassé. Je ne suis pas un philosophe. Mais un ami, qui lit ma poésie, me disait trouver dans mes poèmes des accents métaphysiques ! Cela m’a bien fait rire : j’ai toujours affirmé n’être « pas assez intelligent pour lire les philosophes ». Peut-être aimerez-vous revenir sur ce texte que j’ai nommé « nouvelle », et qui reste – même pour moi - dans une grande ambiguïté.

Jean-Marie Alfroy est mort, dans le grand silence des auteurs inconnus, cette année à la fin de mai ; et nous ne saurons  jamais si les décisions qu’il prenait étaient comme des bouées qu’on lance à la mer avant de s’y jeter.

Je reviendrai sur l’événement dramatique dont je parlais au début de cette page et qui prend pour moi un sens inquiétant. Voilà que de nouveau je m’interroge. Mais…   

À bientôt, pour des études sur Cadou, et encore Reverdy. Bientôt je parlerai aussi d’Hervé Bazin que j’avais invité à venir dans mon collège rencontrer mes élèves… Et qui était venu ! Ne pas croire que les écrivains sont inabordables.

Claude Cailleau, Sablé, août 2022

 

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